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Élucider les mystères de l’évolution des enzymes à l’échelle macromoléculaire

8 mai 2023 | Julie Robert

Mise à jour : 8 mai 2023

Une équipe de recherche se penche sur les liens entre structure, fonction et dynamique moléculaire chez les enzymes

Le développement de technologies biochimiques et biophysiques des dernières décennies permet aujourd’hui d’observer plus facilement les structures moléculaires des protéines et des enzymes. INRS

Le professeur Nicolas Doucet et son équipe de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) ont réalisé une avancée importante en début d’année dans le domaine de la conservation évolutive de la dynamique moléculaire chez les enzymes. Leurs travaux publiés dans la revue Structure laissent entrevoir des applications concrètes en matière de santé, comme le développement de nouveaux médicaments pour traiter des maladies graves comme le cancer, ou encore pour contrer la résistance aux antibiotiques.  

Le professeur Doucet effectue des recherches à l’échelle moléculaire. Ce qui passionne le chercheur, ce sont les éléments invisibles à l’œil nu, qui regorgent pourtant de mystères et qui sont essentiels à toute forme de vie. Il étudie les protéines et les enzymes, de même que les liens encore peu connus entre leur structure, leur fonction et leurs mouvements à l’échelle atomique.

Pour mieux envisager des pistes jusqu’alors inexplorées, le spécialiste en ingénierie enzymatique réfléchit d’abord au problème de manière conceptuelle.

« Si une touche d’imagination permet d’envisager les nombreuses pistes d’un monde si petit que nous connaissons encore assez peu, le processus scientifique est lui bien rigoureux »

Professeur Nicolas Doucet, chercheur au Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie et coresponsable scientifique du Laboratoire de spectroscopie de résonance magnétique nucléaire de l’INRS.

Vers une meilleure compréhension du fonctionnement à l’échelle macromoléculaire

Dans le cadre de cette étude, l’équipe du professeur Doucet s’est penchée sur une question considérée comme étant fondamentale par les spécialistes du domaine : si une protéine ou une enzyme donnée dépend d’un changement de conformation dans sa structure tridimensionnelle pour effectuer sa fonction biologique chez l’humain, est-ce que les enzymes homologues chez d’autres vertébrés ou chez d’autres êtres vivants dépendent aussi de ces mêmes changements de conformation ? En d’autres termes, si certains mouvements sont essentiels à l’activité biologique des protéines et des enzymes, ces changements de conformation sont-ils sélectionnés et conservés comme mécanisme évolutif à l’échelle moléculaire dans l’ensemble du règne du vivant ?

Même si la compréhension du fonctionnement de ces macromolécules essentielles à la vie sur terre est encore très limitée, l’équipe a cherché à répondre à cette question.

Le développement de technologies biochimiques et biophysiques des dernières décennies permet aujourd’hui d’observer plus facilement les structures moléculaires des protéines et des enzymes.

« Nous avons étudié différentes enzymes d’une même famille afin d’analyser plusieurs protéines possédant une même fonction biologique, et nous avons comparé les mouvements à l’intérieur de ces protéines afin de voir si eux aussi étaient évolutivement conservés. Même si certains profils généraux se ressemblent d’une espèce à l’autre, nous avons été surpris de constater qu’au contraire, il semblait y avoir une divergence de ces mouvements », explique le premier auteur de l’étude David Bernard, diplômé de l’INRS, qui était étudiant au doctorat dans le laboratoire du professeur Doucet au moment de ces travaux. Il travaille aujourd’hui comme chercheur chez NMX.

Des mouvements moléculaires de grande importance

La fonction moléculaire d’une protéine ou d’une enzyme est dépendante de sa séquence en acides aminés, mais aussi de sa structure tridimensionnelle (3D). Dans les dernières années, les scientifiques ont découvert que les mouvements moléculaires sont intimement liés à l’activité biologique de certaines enzymes et protéines.

Si tel est le cas avec une enzyme donnée, qu’en est-il de la conservation de ces mouvements au niveau évolutif ? Autrement dit, est-ce que les mouvements atomiques particuliers dans une famille d’enzymes sont toujours présents et sont toujours les mêmes pour préserver la fonction biologique ?

Ceci impliquerait que la dynamique moléculaire des protéines est un important déterminant de la pression sélective subie au niveau atomique, au même titre que la conservation de la séquence en acides aminés ou de la structure d’une protéine pour en préserver la fonction biologique.

Dans cet article, l’équipe du professeur Doucet et ses collaborateurs américains présentent l’analyse moléculaire et dynamique de plusieurs ribonucléases, des enzymes connues sous le nom de RNases qui catalysent la dégradation de l’ARN en éléments plus petits. Les RNases ont été sélectionnées en fonction de leur homologie structurelle et fonctionnelle, provenant de quelques espèces de vertébrés, notamment du primate et de l’humain.

Cette étude, qui complète *celles publiées par l’équipe depuis quelques années, démontre de manière convaincante que les RNases qui conservent une activité biologique spécifique chez diverses espèces préservent également un profil dynamique très similaire entre elles. En revanche, les RNases structurellement similaires qui possèdent une activité biologique distincte démontrent un profil dynamique unique, suggérant fortement que la préservation des mouvements moléculaires est liée à la fonction biologique chez ces biocatalyseurs.

Il est donc prometteur d’envisager la possibilité d’élucider des mouvements essentiels à la fonction d’une protéine ou d’une enzyme pour en exploiter leur potentiel thérapeutique. En effet, ceci offre une cible potentielle à exploiter pour contrôler la fonction des protéines et des enzymes dans la cellule, un domaine que l’on appelle la modulation ou l’inhibition allostérique.

Par exemple, le fait de réussir à inhiber une enzyme en liant un médicament à son site actif (ou site orthostérique), en plus de cibler un site allostérique à la surface d’une protéine, permettrait de faire d’une pierre deux coups. En effet, il s’agirait ici d’inhiber à la fois le site actif de l’enzyme, en plus de perturber sa dynamique moléculaire au même moment en ciblant un site allostérique. En outre, cette action réduirait considérablement l’acquisition de résistances aux antibiotiques.

Effectivement, la résistance aux médicaments est un problème de santé mondial. L’un des exemples plus probants et médiatisés des dernières années est celui de la résistance aux antibiotiques dans la lutte contre les microorganismes bactériens qui infectent les humains et les animaux d’élevage. En conclusion, puisque des mouvements moléculaires spécifiques sont observables de manière unique chez certaines familles d’enzymes, ceci permettrait aux chercheurs d’obtenir une sélectivité impressionnante dans le développement d’inhibiteurs allostériques uniques. Et ce, sans affecter les enzymes structurellement ou fonctionnellement homologues.

*Article publié dans Structure en 2018

*Article éditorial

À propos de l’article

L’article « Conformational exchange divergence along the evolutionary pathway of eosinophil-associated ribonucleases », a été publié le 2 mars 2023 dans la revue Structure de l’éditeur Cell Press, par David N. Bernard, Chitra Narayanan, Tim Hempel, Khushboo Bafna, Purva Prashant Bhojane, Myriam Létourneau, Elizabeth E. Howell, Pratul K. Agarwal et Nicolas Doucet.

Ces travaux de recherche ont été principalement financés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), les Fonds de Recherche Québec – Santé (FRQS), les National Institutes of Health (NIH) des États-Unis et la Fondation Armand-Frappier.