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Forger son identité en terre d’accueil

11 novembre 2013 | Marianne Boire

Mise à jour : 26 octobre 2021

Malaise des uns face au port du voile, souvenirs des attentats terroristes de septembre 2001, divisions autour de la viande halal : qu’on soit pour ou contre l’adoption d’une charte sur la laïcité de l’État, force est de constater que l’intégration des immigrants de confession musulmane ne se fait pas sans heurt. Pourquoi?

Professeure au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS, Denise Helly est d’avis que les musulmans immigrés au Québec au cours des 25 dernières années n’ont pas bénéficié des mêmes conditions d’accueil que d’autres groupes culturels. Petite histoire de l’arrivée d’une communauté trop souvent mal comprise.

Denise Helly, professeur
C’est au début des années 1990 que la professeure Denise Helly a perçu les premiers signes envers les nouveaux arrivants de confession musulmane au Québec. | Photo : Christian Fleury

Voilà maintenant plus de 40 ans que Denise Helly s’intéresse aux enjeux de l’immigration et de l’intégration. Bardée de diplômes en anthropologie, en études orientales et en sciences politiques, elle s’est au départ intéressée à l’histoire de la minorité chinoise, avant de se tourner vers les communautés musulmanes. À l’époque, dans les années 1970, très peu de musulmans avaient commencé à immigrer au Québec; ils ont plutôt commencé à s’y installer vers la fin des années 1980. Au début des années 1990, au cours d’un séjour en Europe, Denise Helly a perçu les premiers signes de l’émergence d’un certain ressentiment envers les nouveaux arrivants de confession musulmane.

À l’instar de la hausse de ces tensions dans les pays européens, de premières divisions ont commencé à se manifester au Québec, ce qui a mené à une première crise du voile en 1992-1993 (au sujet du port du voile dans les écoles) et à une controverse autour du programme PÉLO (programme d’éducation en langue d’origine) dans certaines écoles primaires.

Peu après ces incidents, Denise Helly a mis le cap sur l’Europe pour une année de recherche universitaire: « Je me suis rendue compte que la question musulmane allait devenir la question, car l’animosité était devenue extrêmement forte. Cette animosité canalisait tout un ressentiment chez certaines classes sociales peu éduquées, pour qui les musulmans devenaient une forme de bouc émissaire [face à la montée du chômage et de l’insécurité économique]. » À son retour au Québec, Denise Helly a poussé plus loin ses recherches sur le traitement des musulmans au Canada, sujet sur lequel elle a publié depuis de nombreux articles.


Changement de cap dans la politique multiculturelle

La tension envers les musulmans s’est par la suite exacerbée avec les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Outrés d’être associés à des groupes terroristes, nombre de musulmans se plaignaient de ne pas être en mesure de se mieux se défendre contre la montée de cette intolérance. Le vrai problème, souligne Denise Helly, c’est que les nouveaux arrivants musulmans n’ont pas eu la chance de bénéficier des mêmes conditions d’accueil que les communautés culturelles arrivées avant eux. « Il faut comprendre que la politique multiculturaliste canadienne héritée du gouvernement Trudeau a au moins servi à une chose. Cette politique a permis de créer des institutions communautaires pour accueillir les nouveaux flux d’immigrants – non  pas pour faire des ghettos culturels, mais créer des ONG d’aide et d’éducation, explique-t-elle. C’était une façon pour l’État de déléguer au communautaire la responsabilité d’aider les immigrants qui avaient plus de difficultés à s’intégrer. »

Coup de malchance pour les musulmans, le gouvernement fédéral a modifié ses politiques à peu près à la même époque où ils ont commencé à immigrer en plus grand nombre, ce qui ne leur a pas donné la chance d’avoir accès à des organismes communautaires spécialisés dans l’aide à l’établissement des nouveaux immigrants et à leur apprentissage de la société québécoise et canadienne. « Il n’y avait pas d’infrastructure pour les musulmans, poursuit Denise Helly. La seule qui existait était une organisation pakistanaise. Comme les musulmans sont très divisés en termes de nationalité, de pratiques religieuses et de langue – les Pakistanais n’étant pas, par exemple, arabophones –, ils se sont retrouvés en très mauvaise posture pour défendre leurs droits. » Devant ce constat, Denise Helly a entamé tout un travail de rapprochement pour faciliter les contacts entre les musulmans québécois et les institutions gouvernementales. Dix ans plus tard, elle constate toutefois que cette communauté demeure toujours peu organisée, ce qui peut expliquer pourquoi elle peine toujours à se défendre contre les diverses manifestations d’hostilité à son égard.

La professeure Denise Helly connaît bien la communauté musulmane de Montréal | Photo : Christian Fleury

La mosquée Al-Oumah Al-Islamiah, à Montréal | Photo : Christian Fleury


S’opposer à l’islamophobie… sur YouTube

Tout récemment, Denise Helly a eu l’idée d’étudier comment les jeunes musulmans canadiens répliquent aux manifestations d’intolérance à leur égard. Pour ce faire, elle a choisi d’adopter une méthodologie inusitée : analyser le contenu de productions vidéo réalisées par ces jeunes et mis en ligne sur le site YouTube. « Ce qui m’intéresse, précise-t-elle, est de voir quels arguments ces jeunes utilisent pour s’opposer à l’islamophobie. Vont-ils tenter de rectifier les images fausses souvent présentées de l’Islam? Vont-ils invoquer les valeurs canadiennes, les chartes des droits et libertés? Ce sera intéressant de voir ça. » Car il est important de comprendre, souligne-t-elle, que les jeunes musulmans soient bien loin de former un bloc monolithique. Bien au contraire, leur discours identitaire est extrêmement diversifié.

« Les jeunes musulmans s’opposent très souvent à leurs parents, mais aussi aux imams de leur communauté, explique-t-elle. Et ils vont ensuite s’informer sur Internet, où ils trouvent toutes sortes d’informations à partir desquelles ils sont en train de totalement transformer la norme religieuse. On ne se rend pas compte à quel point cette transformation est radicale, mais c’est un processus tout à fait normal : l’immigration est toujours un processus de transformation culturelle. » C’est donc avec une très grande curiosité que Denise Helly aborde les premières étapes de ce projet de recherche, impatiente d’analyser le corpus de productions vidéo que son équipe de recherche a commencé à rassembler.

Ce type de travail universitaire peut-il contribuer à changer les mentalités? À ce sujet, Denise Helly demeure assez pessimiste. Mais ses résultats lui permettront certainement de poursuivre son travail auprès de certaines organisations musulmanes qui font régulièrement appel à elle pour mieux comprendre certains traits ou réactions de la société québécoise. Avec les débats actuels entourant l’adoption d’une charte sur la laïcité et la neutralité de l’État, parions que son expertise sera plus que jamais sollicitée…


En complément

L’article de Denise Helly intitulé Peur de l’islam : Le déni des droits des minorités (PDF)

Le halal dans tous ses états, Presses de l’Université Laval, article de Denis Helly intitulé « Les enjeux de la viande halal au Québec ». »). Les autres auteurs de cet article sont Azeddine Hmimssa et Patrice Brodeur, tous deux de l’Université de Montréal.