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Les expériences du professeur Terence Bukong suggèrent des mécanismes par lesquels le cannabis pourrait réduire certains aspects de la stéatose hépatique.
Drogue récréative fort répandue, le cannabis inspire la méfiance en raison de ses effets psychotropes et des troubles psychiatriques qui lui sont associés. Mais le professeur Terence N. Bukong de l’INRS a l’intuition que cette plante recèlerait des effets bénéfiques pour la santé du foie. Ses derniers travaux l’encouragent à explorer cette piste : le cannabis pourrait-il traiter des maladies hépatiques jusqu’à maintenant incurables?
« C’est parti d’anecdotes que nous avons voulu vérifier, admet d’emblée le professeur Bukong de l’INRS. Les stéréotypes sur les consommateurs de cannabis sont nombreux. L’un d’eux propose que, malgré leur grand appétit, ils demeurent minces et ne souffrent pas de maladies inflammatoires du foie. Pourtant, les fumeurs de pot sont parfois aussi de grands buveurs d’alcool, un facteur important pour développer ces maladies. »
Intrigué, le jeune chercheur vérifie à partir de données médicales si un effet protecteur du cannabis pour le foie est observable. Il a obtenu les dossiers de près de 320 000 individus américains de plus de 18 ans ayant un problème de consommation d’alcool diagnostiqué, dont environ 10 % consommaient du cannabis. Dans quelle proportion ces adeptes de la plante résineuse auraient-ils une pathologie du foie?
Organe vital plutôt discret, le foie assure de nombreuses fonctions dont celles de métaboliser les graisses et de détruire les molécules toxiques provenant de l’alcool, de médicaments ou d’autres produits toxiques. La consommation d’alcool et une alimentation hautement calorique causent chacune un fort stress pour le foie qui peut mener à la cirrhose ou à d’autres maladies pour lesquelles il n’existe aucun traitement curatif à l’heure actuelle.
Aux fins d’analyse, le professeur Bukong s’est concentré sur les adultes qui avaient des problèmes de consommation d’alcool. Les données recueillies indiquent que la consommation d’alcool associée à celle du cannabis réduit de 40 % les risques de développer une hépatite alcoolique. Mais est-ce imputable réellement au cannabis, ou à un autre facteur? « Cette première étape était insuffisante, affirme d’une voix sûre Terence Bukong. Il fallait poursuivre en allant vérifier directement sur les cellules si cet effet était réellement ancré dans les fonctions du foie. »
Depuis près de 100 ans, l’interdiction du cannabis fait en sorte que peu de recherches y ont été consacrées. Les effets sur le cerveau de ses deux principales molécules actives, le tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD), sont les mieux documentés, mais leurs actions sur le foie et les autres organes demeurent à clarifier.
Dans les mois à venir, les Canadiens pourront se procurer légalement du pot qu’ils consommeront parfois en combinaison avec de l’alcool, d’où l’importance de comprendre l’impact de ce cocktail. « Malgré la première phase du projet de recherche, l’objectif n’est pas d’inciter les gens à combiner le cannabis à l’alcool pour réduire les risques pour leur foie, insiste Terence Bukong. En fait, il faut mieux comprendre les effets du cannabis pour la santé publique, mais mes travaux sont orientés vers le développement de traitements et non sur la drogue à usage récréatif… »
Le cannabis comprend plus de 400 composés actifs, dont le THC et le CBD, deux composés qui se lient aux mêmes récepteurs chez les humains et les animaux, les récepteurs cannabinoïdes (CBR). Moins étudiés que d’autres neurotransmetteurs, les cannabinoïdes ont un rôle dans de nombreuses fonctions du corps, notamment dans l’activité neurologique ou intestinale, durant la grossesse mais aussi lors de certains processus pathologiques tels que l’inflammation ou encore les troubles hépatiques.
Le système endocannabinoïde, qui utilise des molécules de la même famille que les composés actifs du cannabis, recèle encore bien des mystères : les neurotransmetteurs qu’il implique, les récepteurs et les fonctions qui y sont associés ne sont pas encore tous identifiés. « Cependant, on sait qu’il y a des CBR dans le foie, souligne Terence Bukong. Et, ce qui est intéressant, c’est qu’ils sont peu présents en temps normal, alors qu’après une lésion ou une maladie du foie, leur quantité augmente. C’est intrigant, non ? »
« Les stéréotypes sur les consommateurs de cannabis sont nombreux. L’un d’eux propose que, malgré leur grand appétit, ils demeurent minces et ne souffrent pas de maladies inflammatoires du foie. »
Lors d’une lésion du foie, on voit apparaître de l’inflammation. C’est d’un point de vue inflammatoire que le chercheur a débuté son investigation sur des cellules. Récoltant des macrophages de souris, des cellules immunitaires ayant un rôle important dans l’inflammation, il a reproduit l’effet de l’alcoolisme en les exposant pendant trois jours à de l’alcool, puis à des conditions qui devraient induire une réponse inflammatoire. Certaines cellules ont reçu du cannabis et d’autres non.
Il est évidemment impossible de faire fumer des cellules, alors pour les exposer aux composés actifs du cannabis, une préparation est effectuée à partir de la fleur de la plante fournie au chercheur par Santé Canada. Le professeur Bukong a choisi d’utiliser du cannabis à faible concentration de THC et à haute concentration de CBD. Ces deux composés, bien qu’ils se lient aux mêmes récepteurs, ont des effets différents et agissent en synergie. Le CBD est davantage connu pour ses propriétés anti-inflammatoires alors que le THC a des propriétés psychoactives. Avec l’objectif de soigner des pathologies inflammatoires du foie, un ratio élevé entre le CBD et le THC est recherché.
Dans leur incubateur, les macrophages alcooliques s’activent pour répondre au stress. Comme lors d’une lésion ou d’une infection, une foule de signaux sont envoyés dans ces cellules pour mettre en marche la réponse inflammatoire. Ces signaux complexes peuvent être mesurés en détectant la quantité et la localisation de certaines protéines caractéristiques.
En absence de cannabis et après la stimulation des macrophages, les mesures ne font aucun doute : l’inflammation s’installe bel et bien. Mais dans les flacons de cellules où on a ajouté du cannabis, les analyses montrent que l’inflammation est contrôlée et beaucoup moins forte. Dans ces conditions expérimentales, le cannabis inhibe la réponse inflammatoire des macrophages de souris, soutenant l’hypothèse de recherche du chercheur d’origine camerounaise.
« Les effets anti-inflammatoires du CBD sont connus, mais ici on mesure les effets combinés des différents ingrédients actifs du cannabis, précise Terence Bukong. Je devrai faire plus d’expériences pour discriminer l’effet du THC, du CBD et peut-être de certaines autres substances. » Mais d’abord, sa curiosité est dirigée vers le sort des matières grasses dans le foie sous l’influence de son extrait de cannabis. Sont-elles accumulées comme on le voit chez de nombreux alcooliques ?
Car, il faut le rappeler, le foie gras est un phénomène recherché chez les canards, mais beaucoup moins chez les humains. Au fil du développement des troubles hépatiques alcooliques et non alcooliques, le foie produit des graisses en plus grande quantité alors que sa capacité à les « brûler » est réduite, ce qui mène à une accumulation de matières grasses dans le foie. Dans les premiers stades, on parle d’une stéatose, puis cela progresse en une stéatohépatite, une cirrhose ou même un carcinome hépatocellulaire, un type de tumeur cancéreuse.
Afin de vérifier si ce dérèglement peut être mis en échec par le cannabis, Terence Bukong place des cellules issues d’un cancer du foie en culture dans une solution riche en sucre, en cholestérol et en gras, des conditions qui simulent celles favorisant l’apparition de la stéatose non alcoolique chez l’humain. Puis, après un temps d’incubation dans ce milieu hautement calorique, on ajoute différentes concentrations de cannabis dans certains flacons de culture. « Voici des cellules normales, » indique le chercheur en montrant une image ou le contour des cellules apparait en rose sur un fond transparent. « Et maintenant, voici ce qu’on obtient avec le milieu riche », renchérit-il, affichant cette fois une image où les cellules, cultivées pour simuler la stéatose, sont picotées de rouge vif. Ce sont les gouttelettes de graisse accumulée dans les cellules qui, une fois traitées avec un colorant, apparaissent en rouge. La différence est frappante entre les images deux images.
Par ailleurs, les cellules exposées au cannabis ressemblent beaucoup aux cellules contrôle, malgré qu’elles aient été cultivées dans le milieu riche. Elles n’ont presque pas accumulé de graisses. D’autres analyses permettent de constater que l’exposition au cannabis a provoqué une augmentation de l’activité des gènes responsables de « brûler » le gras.
« Si on résume, dit d’une voix basse le jeune chercheur, notre cannabis faible en THC et fort en CBD freine l’inflammation, augmente la dégradation des graisses et réduit les signes de stéatose … mais ce n’est pas tout ! » Le sourire en coin, il affiche des résultats à l’écran de son ordinateur.
À travers les graphiques et les images de cultures cellulaires, il explique avec un enthousiasme contagieux que les cellules du foie des alcooliques ont un problème avec leurs déchets. Dans un foie normal, chaque cellule emballe minutieusement ses déchets dans de petites poches où des enzymes les détruisent en majeure partie. À l’opposé, avec la consommation d’alcool, les cellules ne parviennent plus à détruire les déchets convenablement et finissent par évacuer leurs petites poches à l’extérieur, remplies de protéines défectueuses, d’organelles désuètes et de molécules encombrantes. Cependant, en traitant les cellules en culture avec le cannabis, les cellules qui avaient perdu cette capacité à gérer ses déchets reprennent une « hygiène » près de la normale. Bien sûr, répète le professeur comme un mantra, il ne s’agit que de résultats in vitro. Ils appuient le stéréotype du consommateur de cannabis qui boit, mange beaucoup, mais reste mince avec un foie en santé… mais il ne faut pas brûler d’étape !
N’empêche que Terence Bukong a bien hâte de pouvoir tester dans ses flacons de culture cellulaire des extraits de cannabis venant de la « vraie vie », ce pot que fument vraiment les adeptes.
« Peut-être qu’un jour on pourra prescrire des comprimés de cannabis avec un dosage très précis, pour aider les foies abîmés par la maladie ou les excès à retrouver la santé » lance-t-il.
En attendant, il y a encore beaucoup à apprendre sur cette plante bientôt légale au Canada et dont les effets sur la santé – bons ou mauvais – sont très mal connus. ♦