- Tour d'horizon
Le professeur Mircea Vultur propose une réflexion sur les différents volets de ce nouvel outil qui promet de révolutionner le monde du travail.
Le professeur Vultur expose ses conclusions face à la montée de l’IA dans les milieux professionnels. Photo : Phil Bernard
Dans son champ d’expertise, le professeur Mircea Vultur s’intéresse aux pratiques de recrutement de la main-d’œuvre et aux qualifications et compétences nécessaires dans l’exercice de l’activité productive. Plus largement, il se penche sur les nouvelles formes de régulations dans certains milieux de travail. Le secteur numérique figure parmi ses intérêts de recherche.
L’intelligence artificielle (IA) est devenue un incontournable dans ce domaine : elle semble faire des avancées impressionnantes depuis quelques années et rejoint les citoyennes et citoyens dans de nombreuses sphères de leur vie personnelle et… professionnelle.
Le sociologue répond à nos questions sur le sujet.
L’IA est un vaste domaine qui occupe beaucoup l’actualité technologique. Quel intérêt représente l’IA pour vos travaux en sociologie du travail ?
Je m’intéresse au travail des jeunes et à l’économie numérique dont le vecteur principal est constitué par les avancées en IA. En milieu professionnel, les bénéfices de l’adoption de l’IA sont multiples et on pense rapidement à la simplification des tâches, à une meilleure gestion des activités et du temps. On peut aussi observer une amélioration de la productivité, de la qualité et de la rapidité des services qui sont rendus aux clients.
Pour les travailleuses et les travailleurs, cette technologie porte des changements dans la nature même de leur travail. Elle les libère des tâches répétitives et dangereuses et leur permet d’utiliser leurs compétences humaines pour la création de nouvelles sources de valeur. Par exemple, avec l’automatisation des tâches routinières, les travailleuses et les travailleurs ont plus de temps et d’énergie pour se consacrer à des activités d’innovation, menant au développement de nouveaux produits et services.
De l’autre côté de la médaille, l’IA n’est pas toujours gage d’amélioration des conditions de travail. Entre autres parce que l’enjeu de son utilisation est l’avantage concurrentiel, non pas le bien-être des personnes au travail. Par exemple, dans des entrepôts comme celui d’Amazon, le mode de préparation des envois utilise le guidage vocal orchestré par l’IA. C’est lui qui dicte aux travailleurs dans quelle allée se trouvent les colis. L’individu se trouve ainsi sous le contrôle de la technologie vocale qui amène une intensification de travail, un sentiment de dépossession de son expertise et, éventuellement, à une hausse des risques de maladies psychologiques.
Dans le milieu du travail, de même que sur le plan sociétal plus large, l’IA met en place un nouveau type de pouvoir. Celui qui correspond à une domination ou à une maîtrise anonyme des tâches à effectuer. La domination traditionnelle, dont le modèle est constitué́ dans le rapport « patron/ouvrier » qui est apparu avec la révolution industrielle, tend à disparaître devant un nouveau type d’organisation du travail : l’anonymisation des actrices et des acteurs concernés par les tâches. Dans ce contexte, puisqu’on ne peut pas accuser l’IA des erreurs commises, ce phénomène peut avoir pour conséquence une forme de déresponsabilisation des deux parties (soit ouvrière et patronale). L’IA amène ainsi le risque de la perte de liberté individuelle, de même qu’un recul de la responsabilité́.
Cette façon de travailler a des conséquences sur différents champs administratifs et judiciaires dans nos vies. À qui revient l’obligation d’éviter les écueils ?
Actuellement, en matière de régulation de l’IA, la position de la plupart des gouvernements et des entreprises s’aligne sur un principe de conformité. Aussi appelé compliance, ce principe consiste à déployer des procédures préventives pour éviter de s’exposer à des risques liés au non-respect de la réglementation. L’État énonce des règles à respecter et les risques à évaluer pour chaque technologie d’IA. Les entreprises doivent s’y conformer, mais la vérification de cette conformité leur est confiée.
Le principe de la régulation de l’IA semble donc reposer sur l’idée que l’autorité publique n’a pas à s’occuper de la technique, car elle ne doit pas ralentir le rythme de l’innovation. Les gouvernements ne se donnent donc pas, au moins jusqu’à maintenant, les moyens légaux et juridiques de réglementer cette technologie et ses différentes applications dans le monde du travail.
L’IA, est-ce vraiment l’Eldorado tant promis ?
Pour l’avenir, on met beaucoup d’espoir dans les technologies de l’IA, mais elles ne régleront pas tout de suite la question de la complexité du monde réel. L’aléatoire et l’imprévisible échapperont toujours à l’ordinateur le plus performant. Ce sont deux facettes des angles morts de l’IA, là où, selon moi, cette forme d’intelligence trouve sa limite radicale.
Au cours des prochaines années, il sera très intéressant de voir quelle sera l’évolution de l’IA, tant dans le monde du travail que dans la société en général. Comme pour toutes les révolutions technologiques, cette évolution dépendra des rapports de force entre les actrices et les acteurs impliqués dans la production et la dissémination de l’IA puisque, au fond, les systèmes technologiques sont des porteurs par excellence de rapports de domination.
On peut assister soit à une domination importante des entreprises technologiques qui développent diverses formes de IA et la diffusent dans différents secteurs d’activité, en accumulant ainsi une richesse importante, soit à un développement plus démocratique de l’IA qui, réglementée de façon adéquate, contribuera à réduire les inégalités socioéconomiques et ses effets négatifs.
Envie d’en savoir plus ? Au printemps 2023, le chercheur du Centre Urbanisation Culture Société faisait paraître l’ouvrage Les plateformes de travail numériques. Polygraphie d’un nouveau modèle organisationnel, aux Presses de l’Université Laval. En savoir plus en cliquant ici.