- Tour d'horizon
La série « Tour d’horizon en trois questions » met en valeur la recherche sous toutes ses formes et porte un regard éclairé sur l’actualité.
En quoi consiste le travail des spécialistes en géomatique? Si l’application de cette science à la frontière entre géographie et technologies peut être multiple, le professeur Karem Chokmani, pour sa part, a consacré la majeure partie de sa carrière au développement d’outils de gestion du risque… pour les inondations!
Ses recherches, qui combinent notamment l’intelligence artificielle (IA), l’informatique et la modélisation hydrologique, ont permis la création de solutions opérationnelles permettant d’améliorer la prévision des inondations à de nombreuses échelles. Il a ainsi accompagné différentes municipalités, régions et villes dans la protection de zones à risque. Un enjeu qui gagnera encore en intensité avec l’accélération des changements climatiques.
En plus de ses activités professorales, le professeur Chokmani agit comme codirecteur pour le volet nature et technologie du Réseau inondations interSectoriel du Québec (RIISQ). Il est également responsable scientifique du Laboratoire de télédétection environnementale par drone et du Laboratoire de télédétection environnementale et nordique, basés au Centre Eau Terre Environnement de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).
Pour en savoir plus sur les applications de la géomatique aux réalités quotidiennes, le professeur Chokmani répond à nos questions.
Le Québec fait face à une diversité de risques d’inondation qui varient selon les saisons, les conditions climatiques et les caractéristiques physiques des territoires. On distingue principalement quatre types d’inondations : fluviale, pluviale, côtière et par embâcle de glace. Notre équipe s’intéresse à ces quatre cas de figure, avec un accent particulier sur les inondations fluviales et par embâcles, qui peuvent prendre des ampleurs impressionnantes au Québec.
Les inondations fluviales, fréquentes au printemps, sont causées par la crue des rivières, souvent alimentée par la fonte des neiges et par les pluies abondantes. Elles touchent des régions comme la Montérégie, l’Outaouais ou le Saguenay. À l’inverse, les inondations pluviales surviennent en milieu urbain, surtout lors d’orages intenses. Montréal et Toronto en ont été victimes ces dernières années, entre autres en raison de la saturation ou de la vétusté des réseaux d’égouts, rendant ces événements difficiles à modéliser avec les outils classiques.
Les embâcles de glace sont typiquement hivernaux. Ils se forment lorsque de grandes masses de glace s’accumulent à un point de blocage sur une rivière, provoquant une montée rapide des eaux en amont. On les compare souvent à un « embouteillage fluvial ». Ce phénomène est complexe, multifactoriel et difficile à prévoir sans une compréhension fine des conditions météorologiques, hydrologiques et topographiques.
Enfin, les inondations côtières concernent surtout l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent. Elles sont causées par la conjonction de tempêtes, de vents violents et de grandes marées, amplifiées par la montée du niveau de la mer.
Afin de prévenir et d’étudier ces risques, nous travaillons d’ailleurs conjointement avec le ministère de la Sécurité publique (MSP) depuis une douzaine d’années. À ce sujet, nous venons d’annoncer que leurs analystes utiliseront désormais l’un de nos modèles pour surveiller les formations de glace au Québec. Cette collaboration entre l’INRS et le MSP nous a permis de développer une solution technologique adaptée aux réalités climatiques du Québec.
La détection et la gestion des risques d’inondation reposent aujourd’hui sur un éventail de technologies de plus en plus sophistiquées, alliant l’observation de la Terre, la modélisation et l’IA. L’objectif est de mieux anticiper les événements extrêmes, de cartographier les zones à risque et de soutenir les décisions opérationnelles et stratégiques. La recherche scientifique appuie directement une prise de décision éclairée, non seulement pour éviter les risques matériels et immobiliers, mais surtout pour sauver des vies.
La télédétection joue un rôle central dans ce processus. Elle permet de surveiller en temps quasi réel l’évolution des niveaux d’eau, de la couverture de glace, du ruissellement ou de la saturation des sols. Les satellites radar, comme ceux de la constellation Sentinel ou RADARSAT, sont particulièrement efficaces pour détecter l’étendue des inondations, même en présence de nuages ou durant la nuit.
Grâce aux drones, nous complétons ces observations par des relevés à haute résolution, notamment pour cartographier les zones urbaines, inspecter les infrastructures ou modéliser la topographie locale. Ils sont précieux en phase d’urgence comme en post-crise.
Nous utilisons également des modèles hydrologiques et hydrauliques qui simulent les débits, les niveaux d’eau et les débordements potentiels. Ces modèles s’appuient sur des données météorologiques, des cartes de sol, des modèles numériques d’élévation et des prévisions climatiques.
L’IA permet aujourd’hui d’améliorer la précision des modèles prédictifs, en intégrant de grandes quantités de données et en détectant des signaux faibles ou des schémas complexes. Nos équipes, par exemple, développent des algorithmes d’apprentissage profond capables de détecter automatiquement les embâcles de glace sur les rivières.
Enfin, des plateformes de cartographie interactive permettent de diffuser l’information aux autorités locales, au public et aux décideurs, afin d’optimiser la prévention et la préparation aux inondations. Nos équipes de recherche participent à alimenter ces plateformes et à diffuser l’information pertinente.
Notre travail consiste à accompagner les villes avec des outils scientifiques et technologiques : modèles de prévision des crues, cartographie de l’aléa et de la vulnérabilité, diagnostics des infrastructures à risque, simulations de scénarios futurs en lien avec les changements climatiques… Ces outils facilitent la prise de décision, tant pour les élus que pour les gestionnaires municipaux.
La protection des villes face aux inondations ne repose plus uniquement sur les infrastructures physiques, comme les digues ou les bassins de rétention. Aujourd’hui, la science propose des approches intégrées qui allient urbanisme résilient, données environnementales et implication citoyenne.
Les municipalités jouent un rôle de première ligne. En partenariat avec des scientifiques et des organismes comme la Fédération québécoise des municipalités (FQM), elles intègrent de plus en plus la cartographie des zones à risque dans leur planification du territoire. Cela permet d’éviter de nouvelles constructions en zones vulnérables, mais aussi de mieux protéger les quartiers existants.
Enfin, la sensibilisation du public est essentielle pour une préparation adéquate face à ces dangers. En effet, il est crucial que les citoyennes et citoyens comprennent les risques et sachent comment réagir en cas d’inondation. Au moyen de cartes interactives, d’applications mobiles et de campagnes de communication, la science aide à rendre l’information accessible et actionnable.
Selon moi, la science peut accompagner les villes à la fois en amont — par la prévention — et en aval — par la gestion de crise — pour bâtir une société plus forte et résiliente face aux aléas hydriques. Cet objectif se trouve au cœur de nos recherches.