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L’intimité des couples, révélateur de la société

Publié par François-Nicolas Pelletier

8 novembre 2011

( Mise à jour : 16 septembre 2020 )

Au Québec, la stérilisation comme moyen de contraception a la cote. Dans la quarantaine, plus d’une femme sur deux est protégée contre une grossesse non désirée par une ligature des trompes ou une vasectomie chez le conjoint. En France, à peine plus de 2 % des femmes sont protégées de cette façon… Un écart considérable! Et un sujet de recherche passionnant pour Laurence Charton, nouvelle professeure au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS, qui a quitté Strasbourg pour Montréal en août dernier.

Il faut dire qu’en France, jusqu’en 2001, la stérilisation était prohibée dans la plupart des cas afin de respecter le principe de non-mutilation des corps. « Mais la levée de l’interdit n’a pas vraiment changé les comportements », observe la professeure, doublement formée en sociologie et en démographie. Qu’est-ce qui explique la différence, alors? « Le lobby des médecins et des compagnies pharmaceutiques joue probablement un rôle », suggère-t-elle. Mais il ne s’agit bien sûr que d’une hypothèse.

Pour le moment, à défaut de pouvoir donner une réponse définitive qui nécessiterait une vaste enquête, Laurence Charton a exploré le terrain en menant des entretiens auprès de femmes et d’hommes des deux côtés de l’Atlantique. Ces rencontres lui ont permis de déceler des divergences intéressantes sur les conceptions du couple et de l’activité reproductive.

Les couples français et québécois ne dansent pas le même tango

« En France, la contraception est toujours essentiellement une affaire de femmes, alors qu’au Québec, il semble plus fréquemment y avoir une négociation dans le couple », constate Laurence Charton. En effet, les entretiens qu’elle a menés ont révélé que certains hommes québécois acceptaient de « faire leur bout de chemin » en optant pour la vasectomie, puisque leur conjointe avait supporté les inconvénients des autres moyens de contraception toute leur vie (pilule, stérilet, etc.). Les chiffres le confirment : depuis 1988, la vasectomie a pris le dessus sur la ligature des trompes au sein des couples d’ici.

Les recherches de Laurence Charton ont permis de révéler une autre différence importante : au Québec, dans les années qui ont suivi la libéralisation de la contraception, en 1969, certaines femmes ont choisi la stérilisation pour éviter le sort de leurs aînées, soumises au contrôle de l’Église. Par exemple, une des femmes interviewées par Laurence Charton se rappelle avoir vu sa mère se faire « sermonner » en public par le curé parce qu’elle ne voulait plus d’enfants — après son neuvième — alors qu’« en France, explique la sociodémographe, même avant la dépénalisation de la contraception en 1967, il y avait déjà un accord tacite au sein des couples pour limiter la fécondité ». Un troisième élément l’ayant marquée est la « limite » différente que s’imposent les femmes pour l’âge d’une première grossesse. « Au Québec, précise la professeure et chercheure, plusieurs femmes m’ont dit qu’elles ne voulaient plus avoir d’enfant après le début de la trentaine, tandis qu’en France, c’est plutôt vers 40 ans. »

Maîtriser le temps

Cette question du « bon temps » pour avoir un enfant touche directement un autre champ de recherche de Laurence Charton. Elle s’intéresse en effet aux trajectoires individuelles, à l’articulation entre les différents « temps » de la vie d’une personne : temps biologique, temps psychologique, temps social.

Elle constate que, même si notre société valorise la liberté individuelle, les normes sociales teintent fortement les choix personnels, peu importe qu’on habite l’Hexagone ou la Belle Province. Il existe par exemple un modèle familial « idéal » : « Les femmes ont leurs enfants “ni trop jeunes” ni “trop vieilles”, elles ont généralement deux enfants assez rapprochés en âge, et s’il y a un garçon et une fille, c’est le top. ».

Ce contrôle sur le parcours de vie transforme aussi la relation à l’enfant : « Le désir d’enfant apparaît avec la contraception, remarque Laurence Charton. Auparavant, dès qu’on se mariait, la question d’avoir ou non des enfants ne se posait pas, c’était une évidence. » Ainsi, à l’exception des couples ayant une conception traditionnelle de la famille, les parents « investissent » beaucoup l’enfant : on l’attend avec impatience, et lorsqu’il se présente, on valorise énormément son individualité.

Liberté et contrôle

Laurence Charton souligne que « le monde contemporain demande des individus flexibles, ce qui efface l’importance des rôles sexués traditionnels ». Ces exigences ont toutefois des conséquences : « Les femmes peuvent travailler, et elles le veulent, mais elles subissent aussi une pression supplémentaire dans la gestion de leur “temps biologique” ». La conciliation travail-famille devient donc un enjeu de taille. Ce modèle de flexibilité et de liberté pousse aussi certaines femmes à être complètement « contemporaines » et à définir leur propre temps, dans l’ici et le maintenant. Cela n’empêche pas qu’elles puissent vouloir des enfants, mais le couple n’est plus l’élément central de la famille : « Pour les femmes (et les hommes) qui vivent dans ce rapport au temps — l’ici et le maintenant —, la fin du couple est souvent anticipée dès le début d’une relation », mentionne la professeure.

La fragilité des couples modernes inciterait même les individus à recourir à une stérilisation pour éviter de fonder une nouvelle famille avec un ou une autre partenaire. Ainsi, les normes familiales ne disparaissent pas complètement : elles se transforment. Quarante ans après sa généralisation, la contraception continue de marquer l’évolution des dynamiques familiales.


Pour en savoir davantage sur les recherches de Laurence Charton, lire La contraception : prévalence, prévention et enjeux de société, un collectif de textes qu’elle a codirigé avec Joseph Josy Lévy (Presses de l’Université du Québec, 2011).