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La R.U.E. Lab : un laboratoire en mouvement 

28 mars 2025

( Mise à jour : 28 mars 2025 )

Dans le contexte des Journées d’actions contre le racisme, nous avons discuté avec Leslie Touré Kapo, professeur en études urbaines à la tête de la R.U.E. Lab — Recherche Urbaine Engagée, ainsi que les membres de ce laboratoire.

Lumière sur l’important travail effectué au laboratoire et les impacts des recherches qui y sont menées dans la lutte contre le racisme.

L’équipe*  : Liza Bouchebbah; Désirée Deneo; Caroline Flory-Célini; Kelia Islas; étudiantes au doctorat en études urbaines; Djazia Bousnina, étudiante à la maîtrise ; Géry Deffontaines, stagiaire de premier cycle en recherche; et Dimitri M’Bama, stagiaire postdoctoral et professeur Leslie Touré Kapo.

* Les membres Pierre Tircher, stagiaire postdoctoral, et Freddy Tsopfack Fofack, étudiant au doctorat en études urbaines, n’ont pas pu être présents. 

Qu’est-ce qui a mené à la création du R.U.E. Lab?

Le R.U.E. Lab est né d’un besoin, d’une urgence, d’une envie de penser et de faire autrement. Leslie Touré Kapo a tracé les premières lignes, interrogeant comment race, classe, genre et sexualités façonnent les trajectoires de vie, produisent la ville et ses marges depuis le cœur des quartiers populaires et multiculturels. Il est question de repenser l’urbain, oui, mais depuis ses interstices oubliés. On cherche à croiser les regards, à surprendre les structures et les cadres, et à convoquer les études féministes, les études noires, les épistémologies du Sud ainsi que les pensées décoloniales et postcoloniales, des clés pour ouvrir d’autres possibles.   

Liza Bouchebbah, a rêvé le Lab comme un carrefour, un lieu de rencontres et d’élans, où les idées circulent, se nourrissent, s’élèvent dans la solidarité et l’engagement. 

Dimitri M’Bama, voit dans le Lab une force, un espace refuge et une hétérotopie universitaire. Ici, nul besoin de justifier, d’expliquer ou de défendre ses postures face aux institutions imprégnées de blanchité. Les sujets perçus comme minoritaires ou périphériques deviennent centraux et majoritaires. On est en majorité.

On pense librement. On construit ensemble. La R.U.E. Lab, c’est ça : une pensée qui respire, une communauté en marche, un espace qui s’affirme.

Quelles sont les thématiques de recherche des membres du Lab? 

Les recherches de la R.U.E. Lab tissent une trame dense et vivante. À la croisée des corps, des rues et des mémoires, elles interrogent la justice, l’équité, les dynamiques de pouvoir, l’imaginaire et l’urbanité.

Djazia Bousnina, capte les voix de la jeunesse maghrébine à Montréal, ses errances et ancrages, bref ses manières d’habiter une ville qui la questionnent autant qu’elles la façonnent. 

Géry Deffontaines, explore les liens entre criminalité et transformation urbaine. Il piste la criminalité en col blanc et l’écoblanchiment à travers les textes, ces dynamiques qui façonnent l’espace dans l’ombre des gratte-ciels et mettent en lumière les limites de notre conception dominante de la criminalité. Son travail de recension des écrits expose les formes conventionnelles de la délinquance qui ont tendance à stigmatiser les jeunesses racialisées, mais qui excluent d’autres formes de corruption, largement marquées par l’impunité pénale.  

Désirée Deneo s’attarde aux marges, plus précisément aux femmes qui peuplent les villes frontalières de l’Ouest ivoirien. Elle suit aussi le sillage des idées, celles des discours masculinistes qui voyagent entre l’Europe, l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique du Nord.  

Liza Bouchebbah, fouille l’histoire et ses échos, traçant des parallèles entre deux villes satellites (Reims en France et Sherbrooke au Canada) où classe, genre et race redessinent sans cesse les frontières de l’inclusion — une inclusion définie par les institutions en place et façonnée par les logiques du pouvoir qui en tracent les contours et en fixent les limites. 

  

Caroline Flory-Célini, et collaboratrice du Lab, sème ses recherches dans les terres urbaines. Elle observe comment les personnes afrodescendantes réinventent l’agriculture en ville et enracinent leurs histoires dans l’urbain.  

  

Kelia Islas, suit les corps en mouvement, ces danses invisibles de jeunes racialisés et racialisées qui transforment la ville en scènes de résistance à travers des performances esthétiques. Leur présence est un langage, un défi lancé à l’exclusion. 

  

Dimitri M’Bama, éclaire les zones d’ombre de l’ascèse décoloniale, soit cette volonté de limitation des besoins, d’inconduites, d’émeutes, et de violence révolutionnaire. Il interroge comment ces pratiques ont été pensées et mises en œuvre aux États-Unis et en Afrique, à travers différentes temporalités et géographies. 

  

Quelles sont les retombées de vos projets dans la société? Comment contribuent-ils à la lutte contre le racisme? 

Les recherches des membres de la R.U.E. Lab renversent les récits dominants sur la ville, l’urbain et leurs populations racialisées et marginalisées. Elles déconstruisent les idées reçues qui façonnent les perceptions et les politiques urbaines.  

La criminalité est trop souvent associée aux gangs de rue, aux quartiers pauvres et aux corps racialisés. Pourtant, d’autres travaux révèlent d’autres formes de violence, plus feutrées, mais tout aussi dévastatrices : le racisme, la stigmatisation, la criminalité en col blanc, l’écoblanchiment des élites économiques, plus invisibles, mais profondément ancrés dans les rouages de la ville, avec des conséquences bien réelles sur ses transformations. De même, les discours dominants dépeignent les jeunes racialisés et racialisées comme apolitiques, sans engagement, absents et absentes des luttes urbaines. Les recherches de la R.U.E. Lab racontent une autre histoire : celle de leur agentivité et de leur capacité à résister, à revendiquer, à contester et à transformer la ville par leurs gestes ordinaires et quotidiens.  

Concrètement, ces projets s’ancrent dans l’engagement et dans l’action, comme cette collaboration avec le Conseil du système alimentaire montréalais sur l’inclusion des personnes afrodescendantes dans l’agriculture urbaine. Ce travail mènera à des recommandations soumises à la ville et visant à redessiner un système alimentaire plus inclusif et plus juste. L’évaluation du projet Afro-Québécois.e.s: Aujourd’hui et demain avec le Centre social d’aide aux immigrants a permis de suivre les activités réalisées dans quatre quartiers montréalais, entre 2022 et 2024, sur la valorisation des parcours de vie des jeunes de la communauté afro-montréalaise et l’héritage des communautés afrodescendantes au Québec. Dans le quartier Côte-des-Neiges, l’équipe de la R.U.E. Lab va organiser des ateliers de cartographie narrative avec Philoboxe, une organisation communautaire qui a eu l’idée d’incorporer des séances de boxe avec des discussions philosophiques pour éviter aux jeunes du quartier de rester tard dans les rues, tout en s’ouvrant à une activité physique et sportive et à des discussions émancipatrices. Il s’agit de documenter et d’analyser la spatialité de la jeunesse racialisée du quartier Côte-des-Neiges. En exposant ces dynamiques, en donnant une voix à celles et ceux qui subissent de la marginalisation, les recherches de la R.U.E. Lab ne se contentent pas d’analyser le monde : elles participent à le changer. 

Qu’est-ce qui motive les membres du Lab dans le choix de leurs thématiques de recherche? 

Les membres du Lab ne choisissent pas leurs thématiques par hasard. 

Leurs recherches sont le prolongement de leurs histoires, de leurs engagements, de leurs luttes et de ce feu intérieur qui refuse l’invisibilisation.  

Djazia, d’origine algérienne et installée à Montréal depuis 14 ans, se bute aux représentations médiatiques stigmatisantes qui figent les jeunes Maghrébins et Maghrébines dans des récits réducteurs. Sa recherche s’affirme comme une contre-narration et une manière de révéler ce qui échappe aux discours dominants et d’ouvrir un espace où ces jeunes peuvent enfin se raconter autrement.  

Désirée, militante féministe et cofondatrice de la Ligue ivoirienne des droits des femmes, fait de son engagement un levier universitaire. Sa présence à l’université est un acte de résistance, un pied de nez à l’exclusion des femmes noires dans le monde universitaire1. C’est une réponse à l’absence criante de modèles féminins noirs en sciences sociales — ces disciplines qui, trop longtemps, ont eu tendance à les exotiser. Mais sa démarche va plus loin : il ne s’agit pas seulement de parler des femmes, mais il s’agit aussi de déconstruire le prisme occidentalocentré à travers lequel on pense les villes africaines, c’est-à-dire d’ouvrir les études urbaines à d’autres récits et à d’autres épistémologies.   

À la R.U.E. Lab, la recherche n’est pas qu’un simple exercice intellectuel. Elle est un acte, une revendication, et un geste qui emprunte des voies invisibilisées et qui amplifie des voix trop souvent étouffées dans la ville, dans l’urbain et au cœur de l’université.