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Professeure Laurence Charton – Les violences faites aux femmes : entre défiance et apports des technologies numériques

6 décembre 2024

( Mise à jour : 6 décembre 2024 )

Professeure Laurence Charton, crédit photo Christian Fleury

Dans le contexte de la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, nous avons discuté avec la professeure Laurence Charton pour mieux comprendre l’impact des technologies numériques, maintenant omniprésentes dans nos vies, sur ces violences.
    

Professeure au Centre Urbanisation Culture Société et directrice de la revue internationale Enfances Familles Générations, Laurence Charton s’intéresse aux enjeux de genre et aux injonctions sociales qui entourent la transition à la parentalité. 

Comment les technologies numériques transforment-elles les violences à l’égard des femmes? Quelles sont les conséquences de ces nouvelles formes de violence?  

Les cyberviolences se définissent comme des actes agressifs, intentionnels et perpétrés par un individu au moyen de médias numériques (par exemple le Web, les médias sociaux ou les terminaux mobiles) à l’encontre d’une victime. Ces violences en ligne peuvent prendre diverses formes, comme : l’envoi de courriels et de textos inappropriés; des appels téléphoniques non désirés; et la diffusion publique, sans le consentement de la personne, de commentaires ou d’images à caractère pornographique, ou de photographies intimes ou falsifiées sur son « mur » Facebook ou celui de ses proches, ou sur des sites de pornographie en ligne. 

Au-delà des conséquences psychologiques, les violences en ligne concourent aussi, en forçant des femmes à quitter les espaces numériques, à limiter les sujets qu’elles souhaitent discuter publiquement ou de la manière dont elles l’entendent, à être exclues d’espaces potentiellement porteurs d’opportunités, notamment économiques, et à s’isoler.

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L’accessibilité à des médias mobiles socionumériques et leur instantanéité semblent figurer parmi les facteurs qui facilitent les abus et agressions en ligne. La distance physique que créent les réseaux sociaux entre agresseurs et les victimes favorise aussi l’adoption de comportements désinhibés, notamment l’emploi d’un langage offensant ou la formulation de menaces directes concernant l’intégrité de la personne. De plus, la dépersonnalisation des échanges sur le Web contribue à créer une distance émotionnelle facilitant ces cyberviolences. Les technologies numériques peuvent également permettre, par l’installation de logiciels espions ou la géolocalisation, un contrôle permanent des victimes, en particulier lorsque les agresseurs ont un accès relativement facile à l’ordinateur ou au téléphone cellulaire des victimes en raison de leur relation conjugale, amicale ou professionnelle avec celles-ci.

Les cyberviolences généreraient fréquemment du stress, de l’anxiété et des crises de panique chez les victimes. Ces violences en ligne, qui contribuent également à produire une charge mentale supplémentaire pour les victimes, conduisent certaines femmes à la dépression, à l’expérimentation de symptômes du syndrome de stress post-traumatique, ou à la dépendance à l’alcool ou aux drogues pour soulager rapidement leurs angoisses; certaines femmes songeront même au suicide.

Les technologies numériques représentent donc un nouveau terrain de jeu pour les agresseurs. Offrent-elles aussi des opportunités pour lutter contre les violences sexistes en créant de nouvelles formes de résistance? 

Les technologies numériques, en particulier les réseaux sociaux, sont aussi des lieux de «digilantisme» («vigilantisme en ligne»), notamment féministe, qui offrent la possibilité aux femmes de contester la reproduction des rapports de genre et de pouvoir ainsi que l’occupation de l’espace public par certains groupes dominants. En s’appropriant ces lieux, ces femmes affirment ou se réapproprient leur agentivité, soit leur capacité d’être des personnes actives et autonomes devant la domination masculine, et d’exprimer le fait qu’elles n’ont besoin d’aucun homme pour savoir ce qui est bien pour elles… 

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Les pratiques digilantes utilisées par les femmes pour agir contre les (cyber)violences sont diverses. Cela peut par exemple prendre la forme d’une lettre ouverte en ligne : pour demander la mise en place d’un tribunal spécialisé sur les violences sexuelles (comme cela a été le cas au Québec); pour dénoncer la culture du viol; pour sensibiliser la population à des actions ciblées (Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale); pour transmettre de l’information sur les ressources de soutien accessibles (ligne d’écoute et de soutien, adresses de courriel pour porter plainte ou recevoir des conseils juridiques); pour interpeller directement les élus et élues sur les violences sexuelles, notamment celles qui visent les femmes autochtones; ou pour dénoncer et interpeller les pouvoirs publics et la population sur le harcèlement sexiste de rue, ou encore le mansplaining (contraction des termes man et explaining), qui consiste à subir de la part de certains hommes de la condescendance et du paternalisme.

Une autre forme de pratiques digilantes consiste à rendre visibles dans l’espace public le décompte morbide des féminicides, mais aussi des slogans de soutien à l’égard des femmes. Par exemple, le collectif Collages féminicides Montréal a entrepris de « taguer » les murs de la ville avec des slogans tels que : « Sans oui, c’est non »; « L’amour est sans bleus »; « On te croit »; ou encore « Violence conjugale : l’autre pandémie ». Ces mots, captés en images par des passantes et des militantes, sont ensuite transmis à d’autres dans les réseaux socionumériques. Ces dispositifs numériques permettent ainsi de fédérer des groupes virtuels de victimes et de militantes : ils leur offrent la possibilité de rompre leur isolement, de faire part de leurs expériences, de s’épauler, de dénoncer les violences et de revendiquer la reconnaissance de leur statut de victimes et leur droit à être considérées comme telles et à être indemnisées.

Pourquoi cette revue de la littérature? Quel en était le point de départ?  

J’ai été invitée par des collègues de l’Université de Strasbourg en France à participer à un projet interdisciplinaire sur les violences faites aux femmes. J’ai entrepris de réaliser, avec une étudiante, une revue de la littérature sur le rôle que peuvent jouer les technologies numériques dans le renouvellement des rapports de domination à l’égard des femmes. 

Les cyberviolences s’observent aujourd’hui dans plusieurs sphères, de la politique aux médias, ce qui met en lumière une tendance préoccupante de harcèlement en ligne. Encore récemment, nous en avons eu un aperçu au Québec avec les démissions de plusieurs femmes élues, dont la mairesse de Percé, Cathy Poirier, et la mairesse de Gatineau, France Bélisle, qui ont quitté leurs fonctions en partie à cause du harcèlement en ligne et des cyberviolences auxquelles elles étaient confrontées. 

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Si certaines autrices, notamment Sadie Plant, pensaient, à la fin des années 1990, que les technologies numériques (TN) contribueraient à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes – du fait notamment d’une distanciation corporelle entre ces usagères et usagers et d’une certaine démocratisation dans la prise de parole -, notre étude a montré un bilan mitigé par rapport à l’usage des TN et la vie des femmes. Avec les TN, les agresseurs ont trouvé en effet de nouvelles formes d’implantation et de diffusion de leurs violences, notamment par l’entremise des cyberviolences.

Ce phénomène révèle aussi l’hostilité en ligne qui est souvent ancrée dans des attitudes sexistes auxquelles des femmes en politique doivent faire face. En réponse à ces agressions, le Québec a adopté récemment (en mai 2024) le projet de loi 57, qui vise à protéger les personnes élues et à faciliter l’exercice de leurs fonctions sans entraves. Cette loi prévoit en particulier des peines plus sévères pour les menaces et les actes d’intimidation envers les personnes élues, notamment en ligne.

Les femmes journalistes, tant au Québec qu’ailleurs, sont aussi régulièrement visées par des commentaires sexistes et violents, ce qui soulève des inquiétudes quant à la liberté d’expression et à la sécurité des femmes dans les médias. Ce phénomène est particulièrement visible sur les réseaux sociaux, où les journalistes femmes reçoivent des insultes et des menaces de manière disproportionnée par rapport à leurs collègues masculins. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec a tiré la sonnette d’alarme à ce sujet, réclamant une meilleure réglementation des plateformes en ligne pour protéger les journalistes de ces attaques.

On observe aussi depuis quelques années, une communauté en ligne identifiée comme des « Incels » ou « célibataires involontaires », qui exprime souvent une haine virulente envers les femmes, les accusant notamment de les « priver » de relations. Ce mouvement, qui prend des formes extrêmes de misogynie, a suscité des incidents violents en Amérique du Nord et alimente la culture de haine numérique. Au Québec, les personnes expertes en cybersécurité soulignent la nécessité de surveiller et de comprendre ces sous-cultures en ligne qui contribuent à renforcer les cyberviolences et les comportements misogynes.

Pour consulter l’article de la professeure Laurence Charton et de l’étudiante Chantal Bayard : https://doi.org/10.7202/1085255ar   

La professeure Laurence Charton réalise actuellement une recherche financée par le CRSH sur l’usage par des couples d’une application mobile de fertilité pour avoir un enfant.  

Elle a récemment dirigé un ouvrage collectif sur les imaginaires et les réalités conjugales et familiales, publié aux Presses de l’Université du Québec, et rédigé un rapport de recherche sur les défis de la conciliation famille-études-travail pour le Secrétariat à la condition féminine. 

Elle est par ailleurs coresponsable de la Chaire Périnatalité et parentalité du RISUQ, coresponsable de l’axe Naître et vieillir en santé du réseau CARES, et membre des partenariats de recherche Familles en mouvance et Séparation parentale, recomposition familiale

En 2021, elle a copublié, avec Chantal Bayard, une revue de littérature intitulée « Les violences contre les femmes et les technologies numériques : entre oppression et agentivité » dans la revue Recherches féministes

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