Retour en haut

Marie-Ève Drouin-Gagné : décoloniser la recherche et les institutions académiques

27 septembre 2024

Mise à jour : 27 septembre 2024

La série « Tour d’horizon en trois questions » met en valeur la recherche sous toutes ses formes et porte un regard éclairé sur l’actualité.

À l’occasion de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation (JNVR) observée le 30 septembre, la professeure Marie-Ève Drouin-Gagné revient sur l’importance de décoloniser les institutions universitaires et le milieu éducatif, notamment en donnant toute la place qui leur revient à l’éducation supérieure  autochtone et aux pédagogies autochtones.

Dédiée à ces questions entourant la décolonisation de la recherche, des institutions académiques et des espaces urbains, la professeure Drouin-Gagné est membre de l’Unité mixte de recherche INRS-UQAT en études autochtones.

Quelle est l’importance de souligner la Journée nationale de la vérité et la réconciliation pour les établissements de recherche ? Quel est le rôle des universités vis-à-vis de la réconciliation de manière générale ?

Il me semble d’abord important de définir la vérité et la réconciliation. Au niveau du droit international, les commissions de vérité et réconciliation (CVR) s’inscrivent dans une visée de justice transitionnelle, généralement dans la transition entre des régimes autoritaires où les droits humains ont été violés, vers des régimes démocratiques et le respect des droits humains, ce qui implique des changements constitutionnels ou des structures sociopolitiques et juridiques.

Au Canada, la CRV avait pour objectif de mettre en lumière les violences infligées aux peuples autochtones, spécifiquement dans le système de pensionnats. Or, au-delà de reconnaître que les pensionnats ont constitué une atteinte aux droits humains, quelle transition vise-t-on à travers le processus de vérité et de réconciliation au Canada ? Certains auteurs et autrices soulignent que cette transition concerne la décolonisation des relations avec les peuples autochtones. La CVR la définit comme l’établissement et le maintien de relations respectueuses, ce qui est ouvert aux interprétations.

Selon moi, il faut se rappeler que cette transition implique un changement dans la distribution et les rapports de pouvoirs, pour réconcilier, en remettant au moins sur un pied d’égalité, les systèmes juridiques, politiques, sociaux et culturels, autochtones et canadiens.

Et pour réaliser ces changements, ce sont toutes les structures de nos sociétés qui doivent être considérées, dont l’éducation et les savoirs, qui sont les fondements mêmes de nos universités. Quand on pense aux pensionnats, on peut voir que l’éducation a été un outil fondamental dans l’idée de « civiliser » et de « christianiser » les peuples autochtones, des notions qui reposent sur des concepts racistes de supériorité européenne et occidentale. Tout cela repose aussi sur une hiérarchie des savoirs culturels, sociaux, politiques, juridiques, c’est-à-dire qu’on a instauré l’idée que ces savoirs, d’abord européens, puis canadiens, puis les systèmes soutenus par ces savoirs, sont supérieurs aux savoirs et systèmes autochtones, ce qui justifie de s’approprier leurs terres et d’imposer notre souveraineté.

Plusieurs auteurs et autrices ayant réfléchi aux relations entre modernité et colonialité démontrent une continuité de cette hiérarchie dans l’idée de la modernité et des concepts qu’elle sous-tend comme ceux de progrès et de science. Ces auteurs et autrices montrent aussi que la connaissance, les savoirs, jouent un rôle fondamental dans le maintien de ces hiérarchies et des rapports de pouvoirs.

L’éducation, en tant qu’institution de production et de transmission des savoirs, est au centre de la reproduction de ces hiérarchies. C’est pourquoi les universités ont un rôle fondamental à jouer dans les processus de vérité et de réconciliation, et, plus profondément, de décolonisation. Souligner la Journée nationale de vérité et de réconciliation est donc important pour les universités, mais il ne faut pas penser que c’est suffisant, si on ne pousse pas plus loin notre réflexion quant à notre rôle dans le maintien ou dans la transformation des relations entre l’État canadien et les peuples autochtones.

Vous travaillez actuellement en collaboration avec le Service Mamawi Mikimodan de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) concernant les efforts d’autochtonisation et de décolonisation de cette université. Pourriez-vous
revenir sur cette initiative, ses objectifs et l’importance d’une approche collaborative ?

Cette recherche, financée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture, vise à développer une nouvelle compréhension des processus de réconciliation, de décolonisation et d’autochtonisation des universités québécoises. L’objectif est de dégager un modèle en contexte québécois.

En effet, depuis l’appel à l’action de la CVR du Canada pour la mise en place d’un système d’« éducation pour la réconciliation » , de nombreuses universités ont entamé des processus dits « d’autochtonisation » visant à faire plus d’espace aux personnes autochtones, ainsi qu’à leurs savoirs et à leurs pédagogies, afin de rendre l’éducation supérieure plus équitable et accessible. Ce concept gagne en popularité, mais reste encore à définir, notamment quant à son application qui varie grandement d’une université à l’autre.

Depuis sa création en 1983, l’UQAT fait figure de pionnière au Québec en développement de relations avec les communautés autochtones, ce qui a mené à plusieurs transformations institutionnelles – services aux étudiants autochtones, programmes d’études en collaboration avec les communautés autochtones, présences autochtones au sein des instances administratives, etc. En 2022, l’université a mis sur pied le Service Mamawi Mikimodan (SMM – qui veut dire « faire ensemble » en anicinabemowin) qui coordonne les initiatives liées aux communautés et partenaires autochtones.

Le SMM a entrepris des démarches à tous les niveaux de l’université en s’appuyant, entre autres, sur le principe de reconnaissance territoriale, cocréé au sein d’un comité paritaire (autochtones et non autochtones) avec plusieurs personnes aînées autochtones. Le SMM, et notamment Janet Mark, conseillère stratégique à la réconciliation et à l’éducation autochtone à l’UQAT, a exprimé le désir que cette démarche soit documentée.

En réalisant une recherche collaborative avec des membres du SMM et en cartographiant le modèle d’autochtonisation auquel participe ce service à l’UQAT – son histoire, les actions, les pratiques et les principes associées, et ses implications pour la communauté universitaire et ses partenaires autochtones –, nous souhaitons contribuer à l’avancement des connaissances quant aux processus de décolonisation et d’autochtonisation de l’éducation, et plus précisément du monde universitaire québécois. Il s’agira d’une contribution concrète qui pourra informer et orienter ces processus à l’intérieur même de l’UQAT, ainsi que dans d’autres universités.

Vos travaux portent notamment sur les modèles autochtones d’éducation et sur la pédagogie territoriale. De quelle manière ces recherches peuvent-elles contribuer à la réconciliation ?

Depuis déjà plusieurs années, on constate des angles morts inscrits dans nos systèmes d’éducation, par rapport aux peuples autochtones, à leurs réalités, à leurs expériences et à leurs savoirs. Des intellectuelles et intellectuels autochtones ont conceptualisé ces angles morts de différentes façons. Par exemple, Marie Battiste, qui est Mi’kmaw, parle de l’impérialisme cognitif de nos institutions, ou le fait que les curriculums soient standardisés dans une vision nationale qui exclut les Autochtones. Rauna Kuokkanen, qui est Sami, parle d’ignorance épistémique dans les universités pour désigner les mécanismes individuels et institutionnels qui excluent et ignorent les savoirs autochtones dans le curriculum, en niant leurs contributions et leurs influences, par manque d’intérêt ou de compréhension des épistémologies autochtones. Toutes deux en appellent à la prise en considération des peuples, des personnes et des savoirs autochtones, à tous les niveaux, dans nos universités. C’est donc souvent pour répondre à ces angles morts qu’on parle d’autochtoniser les universités, ce qui représente un pas fondamental dans les processus de réconciliation.

Pour moi, cela implique d’entrer en relation et de créer des espaces pour les savoirs autochtones, leurs ontologies et épistémologies, leurs méthodologies de recherche, mais aussi leurs pédagogies. Je pense qu’on peut s’inspirer de ce que les institutions et programmes autochtones d’éducation postsecondaire ont déjà développé depuis maintenant plus de 50 ans. Ces programmes et institutions sont appuyés par différentes pédagogies autochtones, dont la pédagogie territoriale (land-based pedagogy), qui relève d’un apprentissage dans un engagement avec et sur le territoire dans un sens physique, social, intellectuel, philosophique et spirituel. Le territoire est donc le contexte des savoirs et traditions autochtones et devient curriculum, texte et professeur et ces pédagogies visent à réintroduire et (re)placer les Autochtones dans le territoire, avec les détenteurs et détentrices du savoir qui sont les experts.

Évidemment, l’enracinement dans les savoirs, territoires, langues et communautés autochtones appartient aux Autochtones eux-mêmes et ce n’est pas aux universités à s’approprier ces dimensions. Mais les universités peuvent contribuer en investissant du temps, de l’énergie, de l’espace et de l’argent dans des programmes qui soutiennent les intellectuelles et intellectuels, les communautés et les organisations autochtones et leur travail vers la résurgence. C’est ce que je souhaite faire avec mes recherches.