Londres, Paris, New York. Il suffit de regarder les cartes des métros de ces grandes villes pour faire baver d’envie n’importe quel piéton montréalais : des systèmes ramifiés, des lignes qui couvrent l’ensemble du territoire et des possibilités de correspondances qui donnent le tournis. En comparaison, les quatre lignes montréalaises ont l’air bien modestes. Pourquoi? Une des personnes les plus qualifiées pour répondre à cette question s’appelle Dale Gilbert.
Il a à peine 30 ans et arrive au terme de son postdoctorat sur notre petit métro souvent mal aimé. Un parcours qu’il a réalisé sous la supervision de Claire Poitras, directrice du Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS.
« L’histoire du métro de Montréal est un excellent point de départ pour étudier l’histoire du Québec », affirme d’emblée ce jeune chercheur passionné par les questions de mobilité. « Ce qui est d’autant plus fascinant, c’est qu’on serait porté à croire a priori qu’il ne s’agit que de l’histoire récente, pourtant, les premières ébauches du métro de Montréal ont été pensées il y a plus d’un siècle! » Qu’il s’agisse des relations entre le gouvernement du Québec et les municipalités, de la guerre, de l’architecture, de la Grande Noirceur, des questions de leadership politique et évidemment des relations des Québécois avec le transport, l’histoire du métro est, pour Dale Gilbert, un puissant révélateur de l’histoire de notre société encore une fois très distincte.
Montréal sur la ligne de départ
À l’aube du XXe siècle, le métro de Londres fonctionne avec succès depuis 40 ans. Dickens l’a vu construire avec bonheur et en était un passager enthousiaste. Les grandes villes comme Paris et New York, déjà aux prises avec de formidables problèmes de transport, créent également leurs propres infrastructures de transport collectif. « À Montréal, à cette époque, on parle aussi de créer un métro », explique Dale Gilbert. Au cours de ses études postdoctorales, il a recensé pas moins d’une vingtaine de projets de métro à Montréal couchés sur papier entre 1902 et 1962, date du début de la construction. « Dans les années 1940 et 1950, notamment, plusieurs décideurs, tant des promoteurs privés que des politiciens, visitent les grandes villes du monde dotées d’un métro et s’en inspirent pour proposer un réseau montréalais. Ça remet en question bien des préjugés qu’on pourrait avoir face au Québec de la Grande Noirceur! »
Occasion ratée ou œuvre inachevée?
Avant même le début de sa construction, il est déjà prouvé que le métro aura un impact majeur et positif sur l’augmentation de la valeur foncière et la fluidité des transports. Mais les finances de la Ville de Montréal, au début du XXe siècle, sont dans un état lamentable et on ne peut lancer les travaux. « Il ne faut pas oublier, rappelle Dale Gilbert, que la Ville a été mise sous tutelle à deux reprises entre 1918 et 1944. » La corruption y est-elle pour quelque chose? Voici un extrait du rapport du juge Lawrence John Cannon commandé par le gouvernement provincial et publié en 1909 : « L’administration des affaires de la Cité de Montréal, par son conseil depuis 1902, a été saturée de corruption provenant de la plaie du patronage. La majorité des échevins a administré les commissions et le conseil de manière à favoriser l’intérêt particulier de leurs parents et amis, auxquels on distribuait contrats et positions au détriment des intérêts généraux de la Cité et des contribuables. » Un siècle avant la commission Charbonneau…
Aux difficultés financières s’ajoutent les questions de partage des pouvoirs, un frein supplémentaire à la première pelletée de terre.
« Il faut rappeler que Montréal n’a pas le pouvoir de lancer des études, encore moins celui de lancer des travaux, précise Dale Gilbert. L’embellie financière qui permet à Jean Drapeau de se lancer dans la construction provient justement d’une décision provinciale, car lorsque les libéraux de Jean Lesage décident que le gouvernement du Québec prendra à sa charge la gestion des autoroutes, ça libère une marge de manœuvre financière que Drapeau utilisera pour financer son projet. » La rivalité Toronto/Montréal joue aussi un rôle dans la volonté de construire un métro : « Toronto avait lancé son métro en 1954. Montréal perdait son statut de métropole du Canada et il y avait une certaine pression pour ne pas se laisser doubler dans le domaine du transport en commun. »
« Timing is everything »
À force d’être retardé, le projet du métro aurait-il perdu de son attrait? « Si on compare les dates de mise en service du métro de Montréal à celles des métros de Paris, Londres et New York, on se rend tout de suite compte que le métro arrive à Montréal avec beaucoup plus que quelques rames de retard. À Londres, par exemple, on passe carrément de la calèche et des rues boueuses à un mode de transport extrêmement moderne. C’est évident que la question de l’expansion du réseau ne se posait pas de la même manière dans ces métropoles, parce que les citoyens en voulaient un. » À Montréal, la série de valses-hésitations aura donc eu comme principale conséquence que le métro est arrivé dans la vie des gens en plein cycle des Trente Glorieuses, à un moment où l’automobile est au faîte de sa puissance. « Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Montréalais ont vécu beaucoup de privations, et le transport en commun était associé à la pauvreté, analyse Dale Gilbert. En 1940, 70 % des gens prennent le transport en commun. » De ce nombre, combien choisiront l’automobile, symbole d’indépendance et de ce nouveau statut social chèrement acquis?
Le réseau de transport en commun est géré alors par une compagnie privée, la Compagnie des tramways de Montréal, qui rogne sur les horaires et utilise de vieux engins froids, inconfortables… et bondés. « Plusieurs Montréalais ont une perception extrêmement négative du transport en commun quand on lance finalement le projet du métro. » Il faut également souligner qu’à l’époque, le pont Champlain est rutilant; on ne connaît pas encore les problèmes de circulation qui affligeront la ville dans le futur. « Tout cela en dit quand même long sur le facteur politique, admet Dale Gilbert. On voit qu’il y a plusieurs variables qui font en sorte qu’un projet est accepté ou non, et dans ce cas-là, le leadership politique était très fort. Le métro a profité d’un contexte financier favorable, et ce, malgré une opposition gagnée à l’automobile. »
Le métro est beau, mais le mal est fait
Le métro fut tout de même une réussite sur plusieurs plans, soutient Dale Gilbert, puisqu’il « a constitué une réussite technologique : on l’a construit très rapidement, en quatre ans, et avec du matériel roulant québécois. » Le design des stations constitue aussi un trait particulier.
« Même si certaines stations ont mal été entretenues, il faut souligner le très bel apport architectural et culturel qu’elles représentent, à l’origine, dans le paysage montréalais. L’art intégré dans des stations créées chacune par un architecte différent est à mettre au crédit des gens qui ont imaginé le réseau. »
Dale Gilbert
C’est vrai qu’à force de le voir vieillir, on oublie comment la modernité du métro participe, durant les années 1960, à servir de vitrine à l’image de modernité que l’on veut projeter de la ville. En effet, lors de son inauguration, la Place Ville-Marie n’a en effet que quatre ans… Selon Dale Gibert, Montréal sert alors de modèle : « Montréal a même inspiré Washington DC, qui a inauguré ses lignes 10 ans plus tard. » Cela dit, le fiasco financier des Jeux olympiques de 1976 viendra, entre autres, retarder les projets d’expansion. « Quand on a vu le gouffre financier créé par les JO, on s’est dit qu’on ne voulait surtout pas répéter l’expérience avec le métro. »
Autre élément fondamental qui explique la relative petitesse du réseau montréalais selon Dale Gilbert, c’est qu’on voit arriver dans les années 1970 des groupes de citoyens mieux organisés et toute la question des études d’impact lorsqu’on décide de construire de nouvelles lignes. On ne peut pas construire où on veut, quand on veut. « Tous ces éléments ont eu un impact considérable sur les projets d’expansion très modestes qui ont été réalisés par la suite. »
Malgré le fait que la congestion automobile soit plus préoccupante que jamais au Québec et que le déficit commercial engendré par le choix de l’automobile soit non seulement bien documenté, mais colossal (plus de 10 milliards de dollars par année selon l’urbaniste Richard Bergeron), les Québécois ne veulent rien savoir d’abandonner leur véhicule. « Le bénéfice électoral lié aux promesses de prolongement des lignes n’est pas très élevé », précise Dale Gilbert.
Ce qui n’empêche pas le jeune chercheur d’avoir beaucoup de projets en tête pour les années à venir. « Au Québec, il n’y a pas encore de regroupement de chercheurs organisés autour de l’histoire des transports et de la mobilité. J’aimerais bien pouvoir réussir à regrouper cette recherche. » Autre projet de Dale Gilbert? « Une fois que mon postdoctorat sera terminé, j’aimerais me lancer dans un projet autour de la perception que les usagers ont du métro. » À lire les commentaires sur les réseaux sociaux lorsqu’il y a une interruption de service, ou encore lorsqu’on ne fait qu’imaginer les millions de tweets qui seront déversés sur Internet lors de la mise en service des nouvelles rames AZUR l’an prochain, on sent effectivement qu’il y aura du pain sur la planche pour ce jeune historien qui est en train, lentement mais sûrement, de devenir une référence dans cette branche méconnue de notre histoire. ♦
Cet article a été publié initialement dans le webzine PlanèteINRS.
Photos © Christian Fleury