- Tour d'horizon
La série « Tour d’horizon en trois questions » met en valeur la recherche sous toutes ses formes et porte un regard éclairé sur l’actualité.
Pas moins de 45 % des hommes canadiens - presque un homme sur deux! - seront atteints d’un cancer au cours de leur vie, selon les Statistiques canadiennes sur le cancer
Pour la professeure Marie-Élise Parent, chercheuse à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), la prévention constitue la meilleure arme contre ce fléau.
Épidémiologiste reconnue sur la scène internationale, elle consacre ses activités de recherche à évaluer si l’environnement, les habitudes de vie et les facteurs génétiques jouent un rôle dans les causes du cancer, en particulier le cancer de la prostate qui est le plus répandu chez les hommes au Canada.
Son engagement au sein de divers comités scientifiques et son rôle de conseillère pour des organismes internationaux dont le Conseil scientifique du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), où elle est l’unique scientifique canadienne, témoigne de son influence et de ses expertises déterminantes dans l’orientation des recherches mondiales sur le cancer.
La professeure Parent est aussi à la tête d’une Chaire de recherche du Canada en épidémiologie environnementale du cancer dont l’objectif est de fournir des données inédites sur le rôle de l’environnement dans le développement du cancer de la prostate et de mettre en place des stratégies efficaces de prévention du cancer au sein de la population.
Voici un entretien avec cette épidémiologiste hautement qualifiée qui traque le cancer à l’échelle mondiale.
Le cancer de la prostate est actuellement l’un des quatre cancers les plus répandus au Canada, et le plus commun chez les hommes du pays, car il représentait 21,9 % des diagnostics de cancer chez l’homme en 2024 (Source : Société canadienne du cancer).
En 1990, quand mon directeur de thèse m’a proposé deux projets, l’un portant sur le cancer du sein, l’autre sur celui de la prostate, j’ai choisi le premier. À l’époque, il me semblait un peu étrange de s’intéresser au cancer de la prostate, en particulier pour une femme. Peu d’hommes en parlaient ouvertement, sans doute en raison des effets secondaires des traitements, ce qui en faisait un sujet très personnel.
Heureusement, les temps ont changé. Nous sommes plus sensibilisés au problème et au manque de financement dédié à la recherche sur la prévention. À l’étape postdoctorale, il m’a fallu trouver un thème innovant pour lancer mon programme de recherche académique. En fouillant la littérature, j’ai réalisé que l’on ne connaissait pratiquement rien des facteurs de risque pour le cancer de la prostate. C’était une vraie boîte noire. Il n’en a pas fallu plus pour piquer ma curiosité de jeune chercheuse.
Une observation de longue date, particulièrement intrigante, démontre que les agriculteurs présentent un risque accru de développer un cancer de la prostate. Cela contraste avec la probabilité réduite qu’ils développent la plupart des autres cancers et maladies. Plusieurs équipes de recherche se sont donc intéressées au rôle des pesticides dans le cadre d’études portant sur les agriculteurs. Cependant, pratiquement aucune autre recherche de grande envergure n’a porté sur les autres expositions chimiques dans l’environnement. Si certains pesticides posent un problème, c’est certainement le cas d’autres agents chimiques! Or, cela n’a jamais été exploré en profondeur. J’ai donc décidé de consacrer ma carrière à identifier les autres agents chimiques et physiques qui augmentent les risques de ce cancer, tant dans le milieu de travail que dans l’environnement général. J’ai du pain sur la planche, car des expositions environnementales, il y en a des milliers!
L’environnement de travail est souvent le milieu de choix pour étudier les effets des expositions chimiques sur la santé. Il s’agit d’une fenêtre d’observation privilégiée, car les agents s’y trouvent souvent à des niveaux élevés et y sont donc plus facilement mesurables. Le milieu de travail offre ainsi souvent le premier signal qu’un agent chimique est dangereux pour la santé. D’ailleurs, presque tous les agents chimiques classifiés à ce jour comme cancérigènes l’ont été en étudiant, en premier lieu, des groupes de travailleurs. Et la pertinence de ces observations dépasse ce cadre, car de nombreux agents professionnels se retrouvent ensuite dans l’environnement général, exposant l’ensemble de la population. C’est le cas de l’amiante, d’abord étudiée et déclarée cancérigène sur la base d’études portant sur les travailleurs des mines d’extraction d’amiante. Or, on sait maintenant que l’amiante peut se retrouver dans l’air avoisinant des mines, ainsi que dans celui des maisons, lors de travaux de rénovation. Un autre exemple concerne les émissions de diesel, retrouvées à de hauts niveaux auprès d’opérateurs de machinerie au diesel et de pompiers. Ces émissions touchent aussi l’ensemble de la population qui y est exposée en milieux urbains.
Nos recherches portent donc sur de nombreux agents potentiellement cancérigènes qui peuvent entraîner une inflammation chronique ou influencer les niveaux hormonaux chez les hommes, car la prostate est sous régulation hormonale. On pense par exemple aux émissions des véhicules, les solvants, les métaux, les fumées de soudure, et bien d’autres.
Nous nous intéressons aussi au travail de nuit, qui entraîne un dérèglement des cycles circadiens, ainsi qu’à la pollution de l’air et la pollution lumineuse nocturne. Enfin, nous étudions le rôle de nombreux facteurs liés aux habitudes de vie et nous contribuons à des activités collaboratives sur les facteurs génétiques.
Notre équipe est la seule au monde qui dédie presque exclusivement ses recherches à l’étude du rôle des agents chimiques, autres que les pesticides, sur le cancer de la prostate. Nos travaux servent donc souvent de référence dans le domaine.
Avant cela, le manque de données probantes sur le sujet avait mené à l’hypothèse générale que le développement du cancer de la prostate n’était pas fortement lié à l’environnement. Nos résultats de recherche mènent donc à un changement de paradigme, car ils mettent en évidence le rôle de plusieurs expositions rencontrées dans l’environnement professionnel ou général dans l’étiologie de cette forme de cancer.
Fondés sur des méthodologies de pointe, nos résultats sont systématiquement intégrés par le Centre international de recherche sur le cancer, une composante de l’OMS, et par le National Toxicology Program aux États-Unis, lors de la classification des agents en fonction de leur cancérogénicité. Ces classifications constituent la référence pour les autorités sanitaires et le public, ainsi qu’une base scientifique pour soutenir les actions visant à contrôler les expositions et donc à prévenir le cancer au sein de la population. Soulignant le rôle des expositions environnementales ainsi que celui de la défavorisation et de l’isolement social dans le risque de cancer de la prostate, nos observations représentent des avancées majeures. Elles identifient des populations à risque et soutiennent la mise en place de stratégies préventives pour le cancer le plus répandu chez les Canadiens.