Un mètre 20! C’est la distance par seconde qu’il faut franchir pour atteindre le trottoir d’en face quand on traverse la chaussée à un feu de circulation. Cette norme, habituelle en sécurité routière, est idéale pour un adulte aux capacités physiques moyennes. Mais les citadins qui se déplacent avec des béquilles ou une cane, qui traînent par la main un bambin récalcitrant ou dont la marche est ralentie par un handicap ou par l’âge risquent fort de se retrouver en plein milieu de la rue quand le feu changera de couleur pour laisser la place aux automobilistes. Voici un exemple parmi d’autres qui montre à quel point nos villes sont conçues pour les automobilistes et non pour les piétons. Encore moins pour les marcheurs âgés!
Or, on le sait, la population vieillit. Dans la région métropolitaine de Montréal, l’Institut de la statistique du Québec prévoit qu’en 2036, la part des 65 ans et plus atteindra 22 % de la population totale, incluant un plus grand nombre de personnes âgées de 75 ans et plus. « Une proportion importante des baby-boomers, qui constituent une énorme cohorte, sera bientôt incapable de conduire », estime Marie-Soleil Cloutier, professeure au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS.
Géographe et spécialiste de la sécurité routière, elle étudie depuis longtemps le comportement et l’identité du piéton québécois. Elle s’est d’abord intéressée aux enfants (sa thèse de doctorat portait sur les petits piétons et le risque perçu par leurs parents) et pilote actuellement deux projets de recherche. Le premier porte sur la sécurité aux abords des écoles et des terrains de jeux. Le deuxième, le projet PARI (Piétons Âgés : Risque et Insécurité routière chez une population grandissante), vise à évaluer le risque d’accidents et l’insécurité vécue par les piétons vieillissants afin de proposer des aménagements urbains plus propices. Des aménagements qui, par ricochet, profiteront à toute la population.
Les personnes âgées : des piétons vulnérables
L’étude, financée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture sous le programme d’actions concertées en sécurité routière, a deux objectifs : favoriser l’autonomie des personnes âgées et réduire leur risque d’accident quand ils marchent dans la rue. Il faut savoir que les aînés constituent un groupe particulièrement vulnérable. Ainsi, au Canada, entre 2004 et 2006, les personnes de 65 ans et plus représentaient 35 % des piétons blessés alors qu’ils ne constituaient que 13 % de la population, et la proportion augmente pour les plus de 75 ans. Quand ils sont blessés, ils le sont aussi plus grièvement et séjournent plus longtemps à l’hôpital, ce qui occasionne évidemment des coûts pour la société.
Traverser la rue : une aventure risquée pour les aînés!
Mais les statistiques ne suffisent pas. Marie-Soleil Cloutier a voulu comprendre ce qui, dans le comportement des aînés et dans l’environnement urbain, pouvait expliquer ces chiffres. Elle a donc dépêché dans les rues un véritable commando afin de lui rapporter le plus d’informations possibles. De mai à août 2013, neuf valeureux étudiants ont ainsi fait le pied de grue pendant des heures avec leur iPad dans des quartiers centraux de Montréal, Québec, Longueuil, Laval, Gatineau et Sainte-Julie. Leur but : observer des personnes âgées (et d’autres, moins âgées, histoire de comparer) en train de traverser la rue. Ils ont pris soin de choisir des intersections propices à la présence des aînés : proches des CHSLD, des pharmacies, des banques, des parcs, des centres commerciaux. Ils les ont d’abord observés à leur insu.
« Nous ne voulions pas qu’ils modifient leur comportement en se sachant observés », explique Marie-Soleil Cloutier. En tout, les étudiants de Marie-Soleil ont récolté 3 000 observations dont les deux-tiers sur des personnes âgées. Quand ils le pouvaient, ils abordaient les piétons après les avoir observés, et ce, pour leur poser des questions sur leur mobilité et leur perception du risque. Ils ont ainsi complété quelque 200 questionnaires dont les réponses serviront à produire des analyses croisées sur le comportement des piétons.
Les chercheurs ont ainsi pu tirer des conclusions qui devraient apporter de l’eau au moulin de ceux qui plaident pour des aménagements piétonniers plus conviviaux. « En observant leurs traversées, on s’est rendu compte que les aînés sont incapables de faire deux choses en même temps, précise la professeure Cloutier. C’est d’ailleurs ce que confirme la psychologie cognitive, qui a bien documenté la perte des habiletés sensorielles liée au vieillissement, surtout après 75 ans. »
Ainsi, si un imprévu survient ou si le feu change de couleur alors qu’ils sont en train de traverser, les aînés ne le voient pas et risquent donc de ne pas réagir adéquatement. « On l’oublie, mais c’est assez compliqué d’assimiler toutes les informations pertinentes quand on traverse une rue : il faut évaluer la circulation, la vitesse des autos, la sienne… », mentionne Marie-Soleil Cloutier.
En recoupant leurs observations avec les questionnaires, les jeunes chercheurs ont également pu confirmer que le comportement des aînés est directement lié à leur perception du risque. Par exemple, plus les gens se sentent en danger (peur de tomber, d’être frappé par une auto, de ne pas avoir assez de temps, etc.), plus ils vont hésiter avant même de décider de traverser. Certains vont attendre trois changements de feux avant de se lancer.
Des villes en marche
Forte des conclusions qui se dégagent des observations in situ, l’équipe de la professeure Cloutier formera bientôt des groupes de discussion afin de tester des maquettes d’aménagements piétonniers dans les villes. À la table? Des décideurs municipaux, des étudiants en urbanisme qui auront planché sur des propositions et des aînés. « La bonne nouvelle, c’est que nous avons une excellente réception des sociétés de transport et des municipalités, souligne Marie-Soleil Cloutier. Les gens ont envie d’avoir de nouvelles idées, car il n’existe pas beaucoup de normes sur les piétons et ils n’ont pas beaucoup accès au savoir scientifique. »
À l’heure où les municipalités cherchent à réduire la circulation automobile, où l’obésité ne cesse d’augmenter et où la population vieillit, ce type d’études du Centre Urbanisation Culture Société pave la voie à des agglomérations plus humaines. Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour la ville!
Cet article a été publié initialement dans le webzine PlanèteINRS.
Photos © Christian Fleury