- Perspectives improbables
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14 août 2024
Mise à jour : 14 août 2024
La série « Perspectives improbables » braque les projecteurs sur des sujets de recherche inusités qui marquent l’esprit et invitent à la réflexion.
Le doctorant de l’INRS Bernardo Emmanuel à l’entrée de la Plaza St-Hubert à Montréal.
À la fois immuables dans leur tracé et éphémères dans leurs dynamiques, les rues façonnent les villes et les habitudes de leurs résidents. Si elles restent fidèles à elles-mêmes sur une carte géographique, les rues peuvent subir de grands changements démographiques, commerciaux ou urbanistiques au gré des politiques publiques, des saisons, et des époques.
C’est à cette éphémérité des espaces publics et à leur identité que s’intéresse Bernardo Emmanuel, inscrit au doctorat en études urbaines donné conjointement par l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
« Au fil de mes recherches, je me suis demandé pourquoi on utilisait des termes tels que “revitalisation” ou “régénération” d’une rue quand on y prévoit de grands travaux, comme si l’on voulait redonner la vie à un espace qui est pourtant déjà occupé. Comme si la vie sociale déjà ancrée, ou encore la présence de personnes pauvres ou itinérantes devaient être effacées pour installer la “vraie vie”. Comme si l’espace était mort quand il ne s’inscrivait pas dans une logique capitaliste », explique le jeune chercheur.
Dans cette réflexion, Bernardo a récemment cosigné l’article « Rue Wellington, Plaza Saint-Hubert… Qu’en est-il vraiment de la « coolitude » des rues défrayant les palmarès ? » paru dans La Conversation. Avec la professeure Anne-Marie Broudehoux, spécialiste en design de l’environnement à l’UQAM, l’étudiant et la professeure interrogent sur les conséquences des classements des lieux les plus branchés au monde par certains magazines et organisations touristiques comme Time Out.
Une « rue cool » serait déterminée par les palmarès selon son offre artistique et gastronomique, ses cafés, ses boutiques, sa vie nocturne et, surtout, par son authenticité aux yeux de la population locale.
« L’authenticité est une question fort complexe en études urbaines. Ces processus de branding qui rendent certaines rues plus “cool” et “authentiques” que d’autres le font paradoxalement au détriment de la population locale déjà établie… et donc de l’authenticité. »
Bernardo Emmanuel, doctorant en études urbaines au programme conjoint INRS et UQAM
La nouvelle célébrité de ces rues fragilise leur écosystème qui reposait sur le principe d’une production socioculturelle de l’espace urbain, où les collectivités façonnent leurs espaces de cohabitation selon leurs cultures, leurs valeurs et leurs modes de vie. On observe alors les signes avant-coureurs de l’embourgeoisement d’un quartier : augmentation des loyers, installation de grandes chaînes, arrivée de touristes, déménagement des personnes résidentes.
« Insérées dans le système capitaliste, les villes veulent se vendre pour attirer le tourisme ou les investissements, mais doivent-elles tout vendre pour autant ? Jusqu’où peut mener cette fétichisation de l’espace ? Quelles sont les limites entre le développement d’un attrait culturel et commercial d’une part, et le respect de la population, de sa culture, des petits commerçants et des populations historiquement marginalisées et oubliées d’autre part ? » interroge Bernardo en guise de conclusion.
Le concept de fétichisation de l’espace public fait référence à la création d’une aura autour d’un lieu pour y attirer des consommateurs et des visiteurs. Les « rues cool » sont le résultat d’une telle fétichisation, qui vise en l’occurrence à séduire des touristes ou des influenceurs. La magie de cet espace public, qui prône un certain style de vie, certaines habitudes, rejaillirait alors sur les personnes qui le fréquentent.
Cette fétichisation peut entraîner plusieurs conséquences. À titre d’exemple, la présence d’influenceuses et d’influenceurs qui souhaiteront immortaliser leur présence dans ces lieux fétichisés, et ainsi encourager leurs propres abonnés dans cette logique de consommation de l’espace.
Cet intérêt de recherche a mené Bernardo Emmanuel dans les espaces publics à Toulouse en France, dans des favelas brésiliennes et dans les dessous de viaducs à Rio, avant de poser ses bagages à Montréal. Il s’intéresse aujourd’hui à la manière dont les espaces publics participent à la construction de l’imaginaire de la ville et de son identité dans le cinéma. Sa thèse, intitulée « L’espace public imaginaire : l’évolution des représentations filmiques des rues, places et parcs montréalais », est menée sous la direction du professeur au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS, Christian Poirier, qui a lui-même travaillé sur l’identité québécoise dans le cinéma local.
Bernardo Emmanuel est jeune chercheur pour la Chaire Fernand-Dumont sur la culture à l’INRS. Il a travaillé également comme chargé de cours à l’UQAM.
En 2024, il reçoit deux prix pour la meilleure recherche sur les espaces publics à l’occasion de la conférence internationale « Past, Present and Future of Public Space » organisée par l’association City Space Architecture à Bologne.
Étudiant engagé au sein de sa communauté, Bernardo est également mentor des étudiants aux cycles supérieurs à l’INRS et bénévole au GRIS-Montréal (Groupe de recherche et d’intervention sociale), un organisme qui démystifie les réalités LGBTQ+ dans les écoles par la méthode du témoignage et vise à désamorcer les préjugés envers cette population.