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Le sociologue Mircea Vultur explore ce nouveau modèle organisationnel qui se développe rapidement et touche des millions de personnes.
L’ouvrage Les plateformes de travail numériques. Polygraphie d’un nouveau modèle organisationnel a été dirigé par le professeur Mircea Vultur de l’INRS. ADOBE STOCK
Qu’on pense à Uber, Uber Eats, Bixi ou Communauto, rares sont aujourd’hui les personnes qui n’ont jamais utilisé ces services, du moins en contexte urbain. Mais au-delà du service client, c’est toute une industrie en plein essor qui se retrouve derrière un écran. Et au-delà de l’échange commercial, ce sont des personnes qui en ont fait une source de salaire principale ou additionnelle. C’est aussi une manière de revoir la notion de service (transport de personnes, livraison, gardiennage d’enfants, etc.) et de repenser les lois du travail, au Québec et ailleurs. Enfin, avec des exemples comme Uber, Bixi ou Communauto, c’est le rapport aux moyens de production et à la propriété qui est en mouvance.
Outre la variété des services offerts, on constate que si c’est l’indépendance dans l’exercice de l’emploi qui est promise dans certains cas, c’est surtout sur l’absence d’un contrat de travail que se base cette industrie.
Liberté ou précarité… c’est ce que Mircea Vultur, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), a mis sous la loupe des vingt-trois universitaires qui ont participé à l’ouvrage Les plateformes de travail numériques. Polygraphie d’un nouveau modèle organisationnel. Publié aux Presses de l’Université Laval, le livre propose un regard multidisciplinaire sur les différents volets d’un modèle organisationnel encore récent, celui de l’économie des plateformes numériques.
Les plateformes de travail numériques. Polygraphie d’un nouveau modèle organisationnel, paru dans la collection Sociologie contemporaine.
La publication propose au lecteur trois grands thèmes autour des plateformes de travail numériques. L’un d’entre eux est consacré entièrement à la compagnie Uber, connue à travers le monde. « On ne s’en rend pas compte au quotidien, mais Uber existe à Montréal seulement depuis 2014 et dans la ville de Québec depuis 2015. C’est assez récent comme nouveau moyen de transport de personnes et de livraison de repas, mais la multinationale californienne occupe déjà beaucoup de place dans notre univers socioéconomique, mentionne Mircea Vultur. Il était essentiel pour nous de la décortiquer et d’examiner le contexte de son émergence, son mode de fonctionnement et ses effets sur les travailleurs. »
Mircea Vultur est professeur au Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique du Québec, Fellow au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) et responsable de l’axe Travail et insertion professionnelle à l’Observatoire Jeunes et Société. Ses recherches portent sur l’insertion professionnelle des diplômés universitaires, les intermédiaires du marché du travail et l’économie des plateformes numériques. Il est l’auteur ou le coordonnateur de dix livres et d’une centaine de chapitres et d’articles dans des revues scientifiques.
En effet, les personnes qui ont collaboré à la rédaction font état avec précision des effets sur les individus et les organisations qui ont créé un écosystème de mobilité numérique il y a moins de 10 ans au Québec. Et si le projet a commencé sous le thème de l’économie du partage, c’est aujourd’hui une entreprise qui a considérablement modifié l’industrie du taxi, un peu partout dans le monde. Le développement du modèle Uber semble avoir eu pour effet, entre autres, d’isoler la personne « employée », puisque la formule même du poste de chauffeuse ou de chauffeur permet d’utiliser son propre véhicule, mais pas de côtoyer les collègues.
« Sans possibilité de rassemblement ou de dialogue qui permettrait de faire du travail un objet de pensée pour les travailleurs (…), les chauffeurs sont privés de l’occasion de développer une réflexivité collective critique sur leurs conditions de travail. »
— Lucie Enel, autrice, doctorante en communication à l’UQAM et assistante de recherche à l’INRS
Cet isolement des collègues de travail touche ainsi la grande majorité des personnes qui sont engagées par ces compagnies et rend quasi impossible les tentatives de s’organiser collectivement en vue de négocier les conditions d’emploi et d’éventuelles protections sociales.
Le développement des plateformes dans le monde du travail touche aujourd’hui plusieurs secteurs de l’économie et concerne de nombreuses personnes. Cependant, il reste encore à déterminer si le changement produit relève d’une « transformation incrémentale » ou, carrément, d’une révolution du monde du travail.
Pour mieux saisir les effets de cette nouvelle économie numérique, les autrices et les auteurs présentent dans le livre des analyses du travail sur les plateformes dans plusieurs villes dans le monde, dont Bruxelles, Paris, Buenos Aires, Montréal et Toronto.
« L’un des chapitres est consacré à l’Argentine, pays où le risque de destruction du travail salarié est réel et où la concurrence entre les travailleurs des plateformes est acerbe. »
— Mircea Vultur, expert sur les questions reliées au travail chez les jeunes
Le statut des travailleuses et des travailleurs, le lien hiérarchique, les relations d’emploi et le rapport au travail sont quelques-uns des sujets abordés dans le livre. On y présente également des éléments d’analyse sociologique, économique et juridique qui permettent de clarifier différents questionnements relatifs à ces sujets.
La dernière partie de l’ouvrage se consacre aux études récentes, bien qu’encore peu nombreuses, sur le niveau de satisfaction des jeunes en situation d’emploi dans un contexte d’économie numérique.
Pénurie de main-d’œuvre, qualité de vie professionnelle et équilibre professionnel sont des termes fréquemment mentionnés dans les médias depuis quelque temps. Si nous ajoutons à ce rapport au travail en mouvance des jeunes une industrie relativement récente et moins réglementée comme celle des plateformes numériques, quelle est la vision de ces personnes de moins de 35 ans sur leur carrière? Les autrices et les auteurs ont abordé la situation des jeunes (qu’ils soient étudiants, livreurs de repas ou personnes réfugiées) engagés dans le travail sur les plateformes numériques. Ce sont différentes réalités de cette forme d’emploi qui ont été fouillées et les constatations peuvent paraître paradoxales.
« En dépit d’un travail relativement précaire, ce qui attire les jeunes dans le giron des plateformes numériques, c’est l’accès rapide à un emploi, une certaine autonomie dans le travail et l’absence de hiérarchie. À cela s’ajoute la flexibilité des horaires qui leur permet de mieux concilier vies personnelle et professionnelle. »
— Mircea Vultur, expert sur les questions reliées au travail chez les jeunes.
Mais cette forme de travail indépendant a un prix : celui d’être en compétition les uns avec les autres et de ne bénéficier d’aucune représentation ni de régulations collectives ou protections sociales. De même, la liberté perçue dans l’exercice du travail s’avère parfois illusoire.
Une chose est certaine, il sera intéressant de suivre l’évolution de cette économie encore en mouvance. Assisterons-nous à une organisation collective des travailleuses et des travailleurs de plateformes numériques pour la détermination de leurs conditions de travail et d’emploi? Et la partie patronale tentera-t-elle encore et toujours, dans certaines entreprises, d’éviter toute régulation conjointe pour des raisons de coûts et de flexibilité, voire d’idéologie?
À la fois une occasion d’affaires et un défi pour les employeurs et les personnes employées, l’économie des plateformes numériques n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre.
Le livre sera lancé à l’occasion du 90e Congrès de l’Acfas, le 9 mai 2023, dans le cadre du colloque « Enjeux et défis de l’éducation et de l’emploi des jeunes ».
Ont collaboré à l’ouvrage Émile Baril (Université York à Toronto), Jean Bernier (Université Laval), Mariana Busso (Universidad Nacional de La Plata, Argentine), Marie-Anne Dujarier (Université Paris Cité), Lucie Enel (UQAM), Mariana Fernández Massi (Universidad Nacional de Moreno), Julie (M.É.) Garneau (UQO), Sadegh Hashemi (Université Mount Allison), Patrice Jalette (Université de Montréal), Rabih Jamil (Université de Montréal), Imane Lahrizi (Université Laval), Julieta Longo (Universidad Nacional de La Plata, Argentine), Hamed Motaghi (UQO), Jean-Bosco Ntakirutimana (UQO), Élise Tenret (Université Paris Dauphine), Diane-Gabrielle Tremblay (Université TÉLUQ), Marie Trespeuch (Sorbonne Université), Gérard Valenduc (Université catholique de Louvain), Patricia Vendramin (Université de Louvain-la-Neuve), Élise Verley (Sorbonne Université), Simon Viviers (Université Laval) et Laurent Wartel (INRS).